— Que comptiez-vous faire ? dit Petitjean.
— Vous allez m’expliquer… dit Angel.
— C’est à vous de trouver, dit Petitjean. Je veux bien confirmer ce que vous aurez trouvé, mais vous devez le trouver tout seul.
— Je ne peux pas le trouver en dormant, dit Angel. Maintenant, je dors. Comme Rochelle.
— Il ne peut pas mourir quelqu’un sans que vous éprouviez le besoin d’épiloguer, dit Petitjean.
— Quand j’y suis pour quelque chose, c’est normal.
— Vous croyez que vous y êtes pour quelque chose ?
— Certainement, dit Angel.
— Vous pouvez tuer quelqu’un et vous ne pouvez pas vous réveiller…
— Ce n’est pas pareil. Je les ai tués en dormant.
— Mais non, dit Petitjean. Vous le dites mal. Ils sont morts pour vous réveiller.
— Je sais, dit Angel. Je comprends. Il faut que je boive ce qui reste. Mais, maintenant, je suis tranquille.
Petitjean s’arrêta, se retourna vers Angel et le regarda bien droit entre les yeux.
— Vous avez dit ?
— Que je vais boire ce qui reste, dit Angel. J’aimais Anne et Rochelle et ils sont morts.
Petitjean regarda son poing droit, le ferma deux ou trois fois, releva sa manche et dit :
— Attention !..
Et Angel vit une masse noire lui arriver en plein dans le nez. Il chancela et tomba assis sur le sable. Sa tête sonnait clair comme une cloche d’argent. Du sang coulait de son nez.
— Mince !.. dit-il avec une voix d’enrhumé.
– Ça va mieux ? demanda Petitjean. Vous permettez ?
Il prit son chapelet.
— Combien avez-vous vu d’étoiles ?
— Trois cent dix, dit Angel.
— Mettons… quatre, dit Petitjean.
Il égrena le chapelet quatre fois avec la virtuosité dont il faisait preuve en ces occasions-là.
— Où est ma bouteille ? dit brusquement Angel. Le petit flacon brun s’était renversé sur le sable et une tache d’humidité s’allongeait sous le goulot. Le sable commençait à noircir à cet endroit et il montait une fumée cauteleuse.
Angel tenait sa tête avancée au-dessus de ses genoux écartés et son sang criblait le sol de points foncés.
— La paix ! dit Petitjean. Vous voulez que je recommence ?
– Ça m’est égal, dit Angel. Il y a d’autres façons de mourir.
— Oui, dit Petitjean. De taper sur le blair aussi, je vous préviens.
— Oh, dit Angel, vous ne resterez pas là tout le temps.
— Certainement pas. Ce sera inutile.
— Rochelle… murmura Angel.
— Vous avez l’air malin, dit Petitjean, à dire des noms de femme avec le nez qui pisse du sang. Rochelle, il n’y en a plus. C’est marre. Pourquoi est-ce que vous croyez que je lui ai donné le flacon ?
— Je ne sais pas, dit Angel. Alors, moi, je n’y suis pour rien ? Encore une fois ?
– Ça vous embête, hein ?
Angel essayait de réfléchir. Des choses passaient dans sa tête pas tellement vite, mais en vibrant si serré qu’il ne pouvait pas les reconnaître.
— Pourquoi n’avez-vous pas bu tout de suite ?
— Je recommencerai… dit Angel.
— Allez-y. En voilà une autre.
L’abbé Petitjean fouilla dans sa poche et mit à jour un flacon brun exactement semblable au premier. Angel tendit la main et le prit. Puis, il le déboucha et versa quelques gouttes sur le sable. Cela fit une tache minuscule, et une fumée jaune déroula sa volute paresseuse dans l’air immobile.
Angel lâcha le bouchon et garda le flacon bien serré dans le poing. De sa manche, il s’essuya le nez, et regarda, dégoûté, la traînée sur son avant-bras. Son sang s’était arrêté de couler.
— Mouchez votre nez, dit Petitjean.
— Je n’ai pas de mouchoir, dit Angel.
— Vous avez sans doute raison, dit Petitjean. Vous n’êtes pas bon à grand-chose et vous ne voyez rien.
— Je vois le sable, dit Angel. Ce chemin de fer… ce ballast… cet hôtel coupé en deux… Tout ce travail qui ne sert à rien…
— On peut le dire, dit Petitjean. C’est quelque chose que de le dire.
— Je vois. Je ne sais pas. Anne et Rochelle… Vous allez encore me taper sur le nez.
— Non, dit Petitjean… Qu’est-ce que vous voyez d’autre ?
La figure d’Angel paraissait s’éclairer peu à peu.
— Il y avait la mer, dit-il. En venant. Les deux gosses sur le pont. Les oiseaux.
— Rien que ce soleil, dit Petitjean, ça ne vous suffit pas ?
— C’est pas mal… dit Angel lentement. Il y a l’ermite et la négresse.
— Et la fille d’Athanagore…
— Laissez-moi chercher, dit Angel. Il y a des tas de choses à voir. Il regarda le flacon.
— Mais on voit aussi Anne et Rochelle… murmura-t-il.
— On voit ce qu’on veut, dit Petitjean. Et puis voir, c’est bien, mais c’est pas suffisant.
— Peut-être qu’on peut faire des choses… dit Angel. Aider les gens…
Il ricana.
— On est tout de suite arrêté, dit-il. Vous comprenez, on peut aussi tuer Anne et Rochelle…
— Sans doute, dit Petitjean.
— Et faire des chemins de fer qui ne servent à rien.
— Bien sûr, dit Petitjean.
— Alors ?…
— Alors, c’est tout ce que vous voyez ?
Petitjean s’assit sur le sable à côté d’Angel.
— Alors, buvez, dit-il. Si vous n’avez pas plus d’imagination que cela…
Ils se turent tous les deux. Angel cherchait et sa figure était tirée.
— Je ne sais pas, dit-il. Je trouve des choses à voir, à sentir, mais pas encore à faire. Je ne peux pas ne pas savoir ce que j’ai déjà fait…
— Vous nous cassez les pieds, dit Petitjean. N’ergotez pas. Buvez.
Angel lâcha le flacon. Petitjean ne fit pas un geste pour le ramasser et il se vida rapidement. Angel était contracté et tendu, puis ses muscles se relâchèrent et ses mains pendirent inertes. Il releva la tête et renifla.
— Je ne sais pas… dit-il. Voir, ça me suffit pour commencer. On doit voir loin quand on n’a plus envie de rien.
— Vous êtes sûr que vous voyez ? dit Petitjean.
— Je vois des tas de choses, dit Angel. Il y a tellement de choses à voir…
— Quand on en a vu beaucoup, dit Petitjean, on sait ce qu’on doit faire.
— On sait ce qu’on doit faire… dit Angel.
— C’est simple… dit Petitjean.
Angel ne dit rien. Il tournait quelque chose dans sa tête.
— Le Pr Mangemanche est parti dans la zone noire, dit-il.
— C’est comme vous, si vous aviez bu, dit Petitjean. Vous voyez qu’on peut le faire aussi.
— Mais c’est mieux ? dit Angel.
— Moi, je trouve que c’est raté, dit Petitjean. Enfin, ça sert d’exemple. Il faut aussi des exemples de choses qui ratent.
Il se recueillit un instant.
— Une petite prière ? proposa-t-il. Je te tiens, tu me tiens par la barbichette…