— Le premier qui rira aura la tapette…
— Si tu ris, pan, pan. Amen, conclut l’abbé.
— C’est à Amadis qu’il faut chanter ça, dit Angel.
— Mon fils, dit Petitjean, vous êtes railleur et malintentionné.
Ils se levèrent. Devant eux, le train, presque terminé, s’allongeait sur les rails ; les conducteurs des camions cognaient à grands coups de marteau sur les tôles de la chaudière et l’acier noir résonnait sous le soleil.
XI
Mais il me semblerait étrange que Boris, un garçon sérieux, ait eu en 1889 l’idée bizarre de copier de pareilles balivernes.
Le directeur Dudu avait convoqué tout le personnel, et celui-ci se pressait sur le quai provisoire, érigé à la hâte par Marin et Carlo. Le train comportait deux wagons. Il y avait là Carlo, Marin et leurs familles respectives, ce salaud d’Arland, les trois conducteurs de camions dont l’un s’occupait déjà d’enfourner du charbon dans la chaudière, Amadis lui-même et Dupont, le serviteur nègre d’Athanagore, invité spécialement et qui paraissait inquiet, car Amadis lui avait fait réserver un compartiment spécial où ils se trouveraient en tête-à-tête. Il y eut un grand coup de sifflet et tout le monde se rua à l’assaut des marchepieds.
Angel et l’abbé Petitjean regardaient du haut de la dune. Athanagore et ses aides ne s’étaient pas dérangés, et l’ermite devait baiser la négresse.
Le directeur Dudu apparut à la portière du compartiment réservé, et sa main s’abaissa trois fois pour donner le signal du départ. Les freins crièrent, la vapeur pouffa, et le convoi s’ébranla peu à peu avec un bruit joyeux. Les mouchoirs s’agitaient aux fenêtres.
— Vous devriez y être, dit Petitjean.
— Je ne fais plus partie de la Société, dit Angel. Ce train me dégoûte.
— Je reconnais qu’il ne sert à rien, dit Petitjean.
Ils regardèrent la locomotive s’engager entre les deux morceaux de l’hôtel en ruine. Le soleil faisait briller la laque du toit des wagons, et les hépatrols piquetaient de rouge la façade démantelée.
— Pourquoi résonne-t-il comme ça, sur les rails ? dit Petitjean. On dirait que c’est creux.
— C’est le bruit que ça fait d’habitude sur le ballast, dit Angel.
Le train disparut, mais on voyait la fumée s’élever en l’air en balles de coton blanc.
— Il va revenir, expliqua Angel.
— Je le pensais, dit l’abbé.
Ils attendirent en silence, guettant la respiration pressée de la machine qui s’évanouit au loin. Puis le bruit se fit entendre de nouveau.
Au moment où, en marche arrière, la machine pénétrait de nouveau dans l’hôtel, il se fit une rumeur sourde. Le convoi parut chanceler sur les rails qui s’enfoncèrent d’un coup dans le sol. La locomotive disparut. Une craquelure immense s’étendit tout le long de la voie, gagnant de proche en proche, et les wagons semblèrent aspirés par le sable. Le sol s’effondrait dans un vacarme de blocs broyés, et la voie sombrait lentement comme un chemin recouvert par la marée. Le sable accumulé des deux côtés s’affaissait en nappes obliques, en vagues qui, nées au bas de la pente, semblaient gagner le sommet en remontant d’un coup le versant à mesure que les grains jaunes déroulaient le long du talus.
L’abbé Petitjean, frappé d’horreur, avait saisi le bras d’Angel, et les deux hommes virent le sable combler inexorablement la faille énorme née sous leurs yeux. Il y eut une dernière secousse à l’aplomb de l’hôtel et une gigantesque bouffée de vapeur et de fumée explosa sans bruit, tandis qu’une pluie de sable couvrait le bâtiment. La fumée s’effilocha devant le soleil en un instant, et les herbes vertes et pointues s’agitèrent légèrement au passage du courant d’air.
— Je le pensais, dit Angel. Je l’ai pensé l’autre jour… et je l’ai oublié…
— Ils ont construit juste au-dessus d’un trou, dit Petitjean.
— Au-dessus des fouilles d’Athanagore… dit Angel. C’était là… à deux mesures de l’arc du méridien… et puis, Rochelle est morte… et je l’ai oublié…
— Nous ne pouvons rien faire, dit Petitjean. Espérons que l’archéologue s’en est tiré…
— C’est ma faute, dit Angel.
— Cessez de vous croire responsable du monde, dit Petitjean. Vous êtes partiellement responsable de vous et c’est suffisant. C’est leur faute comme la vôtre. C’est aussi la faute d’Amadis et celle de l’archéologue. Et celle d’Anne. Venez. Nous allons voir s’ils sont vivants.
Angel suivit Petitjean. Ses yeux étaient secs. Il paraissait reprendre des forces.
— Allons, dit-il. Allons jusqu’au bout.
XII
Angel attendait l’autobus 975. Il était par terre adossé au poteau d’arrêt et Petitjean, assis dans la même position, lui tournait le dos. Ils se parlaient sans se regarder. Angel avait sa valise à côté de lui et un gros paquet de lettres et de rapports retrouvés sur le bureau d’Amadis Dudu.
— Je regrette que l’archéologue n’ait pas pu m’accompagner, dit Angel.
— Il a beaucoup de travail, dit Petitjean. Son matériel a été amoché. C’est une veine qu’ils n’aient rien eu, ni lui, ni ceux de son équipe.
— Je sais bien, dit Angel. Pourvu que l’autobus arrive !..
— Il ne passait plus ces derniers temps, dit Petitjean.
— Il va repasser, dit Angel. Ça correspondait, sans doute, au congé annuel du conducteur.
— C’est la saison… dit Petitjean. Angel se racla la gorge. Il était ému.
— Je ne vais plus vous voir, dit-il. Je voulais vous remercier.
— Ce n’est rien, dit l’abbé. Vous reviendrez.
— Je peux vous poser une question ?
— Vous devez la connaître. Pourquoi est-ce que vous portez la soutane ?
L’abbé rit doucement.
— C’est bien ça que j’attendais… dit-il. Je vais vous dire. C’est la méthode moderne.
— Quelle méthode ?
— Il faut noyauter… répondit l’abbé Petitjean.
— Je vois… dit Angel.
Ils entendirent le moteur.
— Il arrive… dit Petitjean.
Il se leva. Angel en fit autant.
— Au revoir. À bientôt.
— Au revoir !.. dit Angel.
L’abbé Petitjean lui serra la main et partit sans se retourner. Il sautait haut pour que sa robe prît à chaque retombée la forme d’une cloche. Il était tout noir sur le sable.
Angel tâta d’un doigt tremblant le col de sa chemise jaune et leva la main. Le 975 s’arrêta pile devant lui.
Le receveur tournait sa boîte et une jolie musique s’en échappait.
Il n’y avait qu’un voyageur à l’intérieur, et il portait une petite serviette, marquée A. P., Antenne Pernot ; il était habillé comme pour se rendre à son bureau. Il parcourut le couloir, plein d’aisance, et sauta légèrement en bas de l’autobus. Il se trouva nez à nez avec le conducteur. Ce dernier venait de quitter son siège et s’approchait pour voir ce qui se passait. Il portait un bandeau noir sur l’œil.
— Bigre ! dit le conducteur. Un qui descend et un qui remonte !.. Et mes pneus, alors ! J’ai pas le droit de prendre de la surcharge.
L’homme à la serviette le regarda, gêné, et profitant de ce que l’autre se remettait l’œil en place avec son cure-pipe, s’enfuit à toutes jambes.
Le conducteur se toucha le front.
— Je commence à être habitué, dit-il. Ça fait le second.
Il regagna son siège.