— J’y ai pensé. Alors écoute ça. On voit des centaines de jeunes qui dansent sur de la house, au bord de la piscine géante, sous le ciel bleu électrique. Et soudain, au bout de vingt secondes, une phrase apparaît: «MAIGRELETTE. ET ENCORE, VOUS NE LES AVEZ PAS ENTENDUS CAUSER».
— Octave, t’es un génie!
— Non, Charlie, c’est toi le meilleur!
— Je sais.
— Moi aussi.
— Gros bisou.
— J’adore ce que tu fais.
— Non, j’adore ce que tu ES.
Ni une ni deux, tu rédiges le nouveau script, tandis que Charlie dégote une nouvelle vidéo sur le web: il s’agit d’un type qui a enfilé un godemichet au bout d’une perceuse; il peut ainsi le faire vriller dans le vagin d’une adolescente pendant qu’elle suce son tampon périodique usagé. Distrayant, en effet.
Le lendemain tu montres le nouveau script à Marronnier qui opine du chef (normal, c’est lui, le chef):
— Toujours aussi invendable, mais si ça vous amuse d’essayer, allez-y tête baissée. Tout ce que je te demande, Octave, c’est de ne pas recommencer tes graffitis à la Charles Manson au sein des locaux de notre clientèle bien-aimée.
Après, tu recontactes le commercial sur son téléphone insu-portable.
— Jean-François, on tient quelque chose.
— Youpêka!
(Il s’agit de la contraction de «youpi» et «eurêka».)
— Mais il nous faut trois semaines de délai.
Silence à l’autre bout du sans-fil.
— Vous êtes cinglés les gars? Je dois leur représenter quelque chose la semaine prochaine!
— Quinze jours.
— Dix.
— Douze.
— Onze.
— Envoyons-lui une VHS de l’émission cet aprèsmidi, tranche Charlie. Chez Madone, ils vont être tellement épatés qu’on ait réagi si vite, qu’ils vont acheter l’idée sans réfléchir.
J.-F. ajoute que «c’est un discours très produit mais qui repose sur un discours marque fédérateur» (fin de citation). Toi, tu applaudis. On a beaucoup dit que les créatifs méprisaient les commerciaux et réciproquement. Ce n’est pas vrai: ils ont besoin les uns des autres, et dans une entreprise on n’aime que les individus dont on a besoin; les autres, on fait leur connaissance à leur pot de départ. Charlie tient la forme. Et de toute façon, quand Charlie tranche, personne ne discute.
3
Sophie t’a dit au revoir comme si elle t’avait dit bonjour.
Tu déjeunes seul.
Autrefois tu avais trop d’amis et maintenant tu n’en as plus.
Cela veut dire que tu n’en as jamais eu.
Tu bois, ta veste pue la raclette.
C’est chouette.
«Laisse-moi te quitter, laisse-moi partir, laisse-moi redevenir un jeune connard», tu lui as dit.
Tu sors sans tes lunettes pour n’y voir qu’à un mètre.
La myopie est ton dernier luxe. Tout est merveilleusement flou comme dans un vidéo-clip.
Tout est surface.
Tiens-toi bien.
Tu es à la pointe de la société de consommation et à la cime de la société de communication.
Tu commandes un sushi de foie gras poêlé au poivre de Sichuan avec chutney de poire, sauce fond de veau, soja et vinaigre balsamique.
Devant toi, une fille sourit.
Tu l’aimes. Elle ne le saura jamais.
Flûte.
C’était une belle minute.
Accoudé au bar, tu rêves de femmes nouvelles. Tu as mis du temps à savoir ce que tu voulais dans la vie: la solitude, le silence, boire, lire, te droguer, écrire et, de temps en temps, faire l’amour avec une très jolie fille que tu ne reverras jamais.
Or c’était l’heure où les créatifs se font sucer. En passant par le Bois de Boulogne, tu t’arrêtes pour acheter une fellation sans capote. Vingt minutes après, tu es de retour à l’agence.
— Virez-moi!
Dans le hall de la Rosse, tu hurles mais personne ne t’écoute.
— Virez-moi!
— Quelques stagiaires éclatent de rire en te montrant du doigt, ils croient que tu plaisantes, en profitent pour fayoter en s’esclaffant à tes facéties pathétiques.
— Virez-moi!
Mais dans l’open-space, personne ne t’entend crier. Et, à un moment, tu comprends pourquoi ils gloussent tous: il y a des traces de rouge à lèvres sur la braguette de ton jean blanc.
On répète tes phrases à la télé toute la journée: «N’INNOVEZ PAS, IMITEZ», «POURQUOI VIVRE SANS KRUG?», «SALOPE. LE PARFUM QU’ON AIME DÉTESTER», «RADIO NOVA, C’EST TOUT LE TEMPS PAS PAREIL», «KENZO JUNGLE. ESSAYEZ UN PEU DE L’APPRIVOISER», «VIAGRA. ARRÊTEZ LE BRIDGE», «EUROSTAR. POURQUOI ALLER DE ROISSY A HEATHROW QUAND ON PEUT ALLER DE PARIS A LONDRES?», «CANDEREL. T’ES BELLE, T’ES MINCE, T’ES TOI», «BOUYGUES TELECOM. VOUS AVEZ DEMANDÉ LE FUTUR? NE QUITTEZ PAS», «LACOSTE. DEVIENS TES PARENTS», «CHANEL № 5. PRÊT-À-PORTER PARTOUT».
— Virez-moi!
Tu veux être allongé sur une pelouse et pleurer en regardant le ciel. La publicité a fait élire Hitler. La publicité est chargée de faire croire aux citoyens que la situation est normale quand elle ne l’est pas. Comme ces aboyeurs nocturnes du Moyen Age, elle semble crier continuellement: «Dormez, braves gens, il est minuit, tout va bien, du pain du vin du Boursin, du beau, du bon, Dubonnet, vas-y, Wasa, Mini-Mir, Mini-Prix, mais il fait le maximum». Dormez, braves gens. «Tout le monde est malheureux dans le monde moderne», a prévenu Charles Péguy. C’est exact: les chômeurs sont malheureux de ne pas avoir de travail, et les travailleurs d’en avoir un. Dormez tranquilles, prenez votre Prozac. Et surtout ne posez pas de questions. Hier ist kein warum.
Il faut reconnaître que ce qui se passe à la surface de cette planète n’est pas très important à l’échelle de l’univers. Ce qui est écrit par un terrien sera juste lu par un autre terrien. Il est probable que les galaxies s’en foutent de savoir que le chiffre d’affaires de Microsoft équivaut au PNB de la Belgique et que la fortune personnelle de Bill Gates est évaluée à 100 milliards de dollars. Tu travailles, tu t’attaches à des êtres, tu aimes quelques endroits, tu t’agites sur un caillou qui tourne dans le noir. Tu pourrais rabattre tes prétentions. T’es-tu rendu compte que tu n’étais qu’un microbe? Y a-t-il un Baygon contre un insecte nuisible comme toi?
Tu n’écoutes que des disques de suicidés: Nirvana, INXS, Joy Division, Mike Brant. Tu te sens vieux parce que tu es tout content d’écouter des 30 cm en vinyle. En France, il y a 12 000 suicides par an, ce qui fait plus d’un suicide par heure, pendant toute l’année. Si vous lisez ce livre depuis une heure, PAN, un mort. Deux heures si vous lisez lentement? PAN, PAN. Et ainsi de suite. 24 cadavres volontaires par jour. 168 interruptions volontaires de vie par semaine. Mille morts choisies chaque mois. Une hécatombe dont personne ne parle. La France est une secte du Temple Solaire géante. Selon un sondage de la Sofres, 13 % des Français adultes ont «déjà envisagé sérieusement» de se tuer.
Tu consultes chaque matin quatre messageries: le répondeur téléphonique de ton domicile, celui de ton bureau, la boîte vocale de ton téléphone portable, et les e-mails de ton iMac. Seule ta boîte aux lettres reste désespérément vide. Tu ne reçois plus de lettres d’amour. Tu ne recevras plus jamais de feuilles de papier couvertes d’une calligraphie timide et imprégnées de larmes et parfumées par amour et pliées avec émotion avec l’adresse soigneusement recopiée sur l’enveloppe, comportant une apostrophe au facteur: «Ne te perds pas en route, ô facteur, porte cette missive importante à son destinataire tant désiré…» Les gens se tuent parce qu’ils ne reçoivent plus que des publicités par la poste.