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Tu cèdes à la tentation des U.V. Dès que tu es déprimé, c’est-à-dire tout le temps, tu te payes une séance d’ultra-violets. Ce qui fait que plus tu as le cafard, plus tu es bronzé. La tristesse te donne bonne mine. Le désespoir est ton coup de soleil. Comment déceler que tu es malheureux? Ton visage pète le feu. Tu crois qu’être bronzé permet de rester jeune, alors que c’est tout le contraire: on reconnaît les vieux croûtons à leur hâle permanent. De nos jours, seuls les vieillards ont le temps de se dorer la pilule. Les jeunes sont pâles et inquiets tandis que les vieux sont bronzés et souriants (leur retraite étant payée par les premiers). Ressembler à Jacques Séguéla, c’est ça que tu cherches? Les U.V. vont finir par te griller.

C’était à Méga-Rail, faubourg de partage… L’excuse de la cocaïne. Il y a beaucoup de choses que tu n’aurais jamais osées sans elle, comme de larguer Sophie ou d’écrire pareil calembour. La coke a bon dos. En tapant ce livre sur ton ordinateur, tu te prends pour un agent secret infiltré dans le noyau du système, une taupe chargée d’espionner en sous-marin les rouages de l’intoxication d’opinion. (Après tout, la CIA n’est-elle pas, elle aussi, une Agence?) A la fois mercenaire et espion, tu amasses les informations topsecrètes sur ton disque dur. Si jamais tu te fais prendre, on te torturera jusqu’à ce que tu restitues les microfilms. Tu ne parleras pas, tu accuseras la drogue. Quand on te passera au détecteur de mensonges, tu jureras tes grands dieux que tu ne fus dans toute cette mésaventure qu’une… sentinelle.

Tu croises tous les jours en bas de chez toi un SDF qui te ressemble. C’est ton sosie: maigre, grand, pâle, les joues creuses. C’est toi avec une barbe, toi sale, toi mal habillé, toi sentant mauvais, toi avec une boucle d’oreilles dans le nez, toi sans argent, toi avec une haleine de chacal, toi bientôt, toi quand la roue tournera, toi allongé par terre sur une grille d’aération du métro, les pieds nus ensanglantés. Tu ne lui achètes pas Le Réverbère. De temps à autre, il hurle de toutes ses forces: «QUI SÈME LE VENT RÉCOLTE LA TEMPETE!» puis se rendort.

Tu passes des nuits entières devant ta Playstation. Pour 29 euros TTC tu t’es abonné au club Playstation. Sept fois par an tu reçois des «CD démos avec incitation à l’achat et un questionnaire d’évaluation qui permet à Sony de mesurer tes taux de possession, tes intentions d’achat, ton degré de satisfaction et tes commentaires ouverts».

Tu traînes pendant des heures au supermarché, en souriant aux caméras de surveillance. Une autre chose que tu as entendue dans ton métier: bientôt, celles-ci ne serviront plus seulement à arrêter les kleptomanes. Les web-cams à infra-rouge, dissimulées dans de faux plafonds et connectées à l’ordinateur central, permettront surtout aux distributeurs de connaître tes habitudes de consommation en identifiant les codes-barres des marchandises que tu achètes et de te proposer des promotions, de te faire goûter de nouveaux produits, de t’orienter vocalement vers les rayonnages que tu préfères. Bientôt, tu n’auras même plus à te déplacer: les marques connaîtront tes goûts puisque ton frigo sera branché sur le Net, et elles viendront directement chez toi te déposer les denrées qui te manquent, et toute ta vie sera répertoriée et industrialisée. N’est-ce pas merveilleux? Dis bonjour à la caméra. Elle est ta seule amie.

Tu viens de recevoir une enveloppe en papier kraft format A4. Il ne fallait pas désespérer: quelqu’un a fini par t’écrire. Tu la décachettes pour y trouver une étrange photocopie laser noir et blanc. Des typographies rudimentaires égrènent quelques chiffres: «43 5. 0 bg4 frl5 psel2 rj33 gm f 2, alr 1 i/1 ml dr55» avec la date et l’heure en haut à gauche. Tu es perplexe. Parmi les taches blanches sur fond gris, en cherchant bien, tu finis par déceler un oeil d’extra-terrestre qui te regarde fixement, deux bras, un début de nez, ici peut-être quelque chose qui ressemble à une oreille… Tu reconnais une échographie. Cette oeuvre d’art abstrait est accompagnée d’un petit mot manuscrit. «C’est la première et la dernière fois que tu vois ta fille. Sophie».

4

Quelques jours ont passé sans que tu les voies. Jean-François importe sa dépression dans ton bureau.

— J’ai un mauvais feedback annonceur. Alfred Duler a rappelé après avoir vu la cassette du «Grind» en disant qu’il y avait trop de gens de couleur. Il a déclaré — je cite: «Je ne suis pas raciste mais les Noirs c’est trop segmentant, or nous devons mettre l’emphase sur la francité du produit. Ce n’est pas ma faute si notre produit est blanc, et que donc, pour le vendre, il faut montrer des Blancs: ce n’est pas raciste de dire ça, merde, nous ne fabriquons pas un yaourt noir! On engagera des blacks quand on sortira la gamme Maigrelette au Chocolat!»

Ses assistants ont paraît-il pouffé quand il a dit ça. Mais quand il a menacé de remettre le budget en compétition, plus personne ne rigolait.

– Écoute, laissons tomber, lâches-tu. Ce facho est l’incarnation vivante de la médiocrité. Tu aurais dû lui rappeler qu’il produit déjà un Maigrelette à la dioxine… Il devrait embaucher des mannequins difformes, irradiés, défigurés et purulents.

Tu te réjouis intérieurement: perdre un des plus gros budgets de l’agence constitue la voie royale vers ta prière exaucée, le paradis de l’oisiveté rémunérée, un long désoeuvrement financé par la collectivité… Mais Jean-François se voit déjà à la rue. Pour lui, la situation n’est pas la même que pour toi: il a été programmé pour une existence sans rues. Il a fait une petite école de commerce privée pour fils à papa, s’est marié avec une emmerdeuse propre, a accepté d’être insulté et humilié pendant quinze ans par ses employeurs et ses clients pour pouvoir emprunter de l’argent à la Société Générale afin d’acquérir un troispièces à Levallois-Perret. Sa seule distraction? Écouter la bande originale du Titanic. Il ignore qu’une autre vie est possible. Il n’a jamais rien laissé au hasard: sa vie ne veut pas bifurquer. Il ne s’en relèverait pas si Madone quittait l’agence. Il est au bord des larmes; ce n’était pas prévu dans son plan de carrière. Il doute pour la première fois depuis sa naissance. Il finirait presque par en devenir humain.

— Je sais bien que c’est une crapule fasciste, bredouille- t-il, mais il pèse 12 M€…

Tu te mets à l’aimer. Après tout, il t’a épousseté le nez l’autre jour.

— T’inquiète pas, t’entends-tu lui dire, Charlie et moi on va te rattraper le coup, pas vrai Charlie?

— Ouaips, je crois que le moment est venu de se mettre en alerte DefConTrois.

Marc Marronnier passe une tête par la porte entrebâillée.

— Eh bien les gars, vous en faites une tête! On dirait trois salariés de Rosserys et Witchcraft… Oups!

Il se frappe le front avec la paume de sa main.

— J’ai gaffé! C’est ce que vous êtes!

— Arrête de déconner, Marc, se lamente Jef, on est vraiment dans la merde jusqu’au cou sur Maigrelette.

— Ah… Ils sont lourds, les fabricants de fromage allégé…

Marronnier te jette un regard condescendant (en deux mots: con et descendant — car il est debout et toi assis).

— Octave, Charlie… dit-il, ne croyez-vous pas que le moment est venu de sortir le plan Orsec?

— Ils sont déjà en DefConTrois! s’exclame Jef. Mais euh… En quoi ça consiste exactement, cette histoire de DefConTrois?

Charlie fait alors son geste solennel. Il lève les bras et les yeux au ciel, inspire profondément, expire bruyamment, signe chez lui qu’il s’apprête à prendre la parole ou tuer un petit animal mignon. Après un long silence, il regarde Marronnier une dernière fois.

— Chef? On a le feu vert?