Le chef hoche la tête avant de la sortir du bureau, qui goûte alors un instant de calme et de sérénité quasi zen. Charlie se tourne lentement vers toi et lâche le mot de passe:
— La Bouse de Dernière Minute.
— C’est parti.
Et devant J.-F., en une minute montre en main, Charlie et toi concoctez la publicité dont rêvent tous les annonceurs: quelque chose de joli, doux, inoffensif et mensonger destiné à un large public de veaux bêlants (car, suite à diverses manipulations génétiques, on peut désormais faire bêler les bovins).
Tu lui lis la Bouse à voix haute: «Une ravissante femme (ni vieille ni jeune), A LA PEAU BLANCHE, aux cheveux châtains (ni blonde ni brune), s’assied sur la terrasse d’une belle maison de campagne décorée style «Côté Sud» (chaleureuse sans être tape-à-l’oeil) dans un fauteuil à bascule (ni trop cher ni trop fauché). Elle regarde la caméra et s’écrie d’une voix suave mais authentique: «Je suis belle? On dit ça. Mais moi je ne me pose pas la question. Je suis moi, tout simplement». Elle saisit d’un geste calme (ni sensuel ni sophistiqué) un pot de Maigrelette qu’elle entrouvre délicatement (ni trop vite ni trop lentement) avant d’en déguster une cuillerée (ni trop vide ni trop pleine). Elle ferme les yeux de plaisir en goûtant le produit (minimum deux secondes). Puis elle poursuit son texte en regardant les téléspectateurs droit dans les yeux: «Mon secret c’est… Maigrelette. Un exquis fromage blanc sans aucune matière grasse. Avec du calcium, des vitamines, des protéines. Pour être bien dans sa tête et dans son corps, il n’y a rien de meilleur». Elle se lève avec élégance (mais pas trop) et conclut dans un sourire complice (mais pas trop): «Voilà mon secret. Mais ce n’en est plus un, maintenant, puisque je vous ai tout dit hi hi. «Elle démarre un rire espiègle (mais pas trop). Arrive le packshot du produit (minimum cinq secondes) avec cette signature: «MAIGRELETTE. POUR ÊTRE MINCE SAUF DANS SA TÊTE».
Jean-François passe d’effondré à euphorique en un clin d’oeiclass="underline" ce type-là pourrait entrer au Conservatoire d’Art Dramatique, dans la section «mime cyclothymique». Il nous baise les mains, les pieds, la bouche.
— Vous m’avez sauvé la vie, les amis!
— Eh oh! Pas de familiarités quand même, grommelle Charlie, qui mate sur son ordinateur un film montrant un homme sodomisé par une anguille.
Et toi, tu t’aperçois de ta bévue:
— Bordel, c’est pas demain la veille que je serai foutu à la porte. Avec un spot pareil, Philippe va me foutre une paix royale pendant au moins dix ans. On va encore enculer Madone!
Mais Charlie a le dernier mot:
— Tu peux toujours dire qu’on les encule, mais au fond de toi, tu sais très bien que c’est l’inverse.
Et Jean-François s’en va tout guilleret avec son script merdique sous le bras. Cette scène se déroulait vers le début du troisième millénaire après J.-C. (Jésus-Christ: excellent concepteur-rédacteur, auteur de nombreux titres restés célèbres: «AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES», «PRENEZ ET MANGEZ-EN TOUS CAR CECI EST MON CORPS», «PARDONNEZ-LEUR, ILS NE SAVENT PAS CE QU’ILS FONT», «LES DERNIERS SERONT LES PREMIERS», «AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE» — ah non, ça c’est de son père).
5
La bonne cocaïne coûte 100 euros le gramme. C’est cher exprès: pour que seuls les riches puissent être en forme, tandis que les pauvres continuent de s’abrutir au Ricard.
Tu téléphones à Tamara, ta call-girl favorite. Sa messagerie te répond d’une voix suave: «Si vous voulez m’inviter à prendre un verre, appuyez sur la touche 1. Si vous voulez m’inviter à dîner, appuyez sur la touche 2. Et si vous voulez m’épouser, veuillez raccrocher». Tu lui laisses le numéro de ta ligne directe à l’agence: «Rappelle-moi, tes épaules ressemblent à des oeufs à la coque, il faut que tu me changes les idées, c’est urgent, je veux tremper mes mouillettes dans ta vie, Octave». Elle a un visage dont ton regard ne parvient pas à se détacher.
Devinette: Qu’est-ce qui a la peau ambrée et un corps de Mexicaine avec des yeux d’Eurasienne? Réponse: une rebeu dont le vrai nom n’est pas Tamara. Le soir elle vient chez toi.
Tu lui as demandé de porter «Obsession», le parfum de Sophie.
Elle a la voix rauque, les doigts fins, le sang mêlé. Le corps féminin est composé de nombreux éléments non dénués de charme: tendons bronzés reliant les chevilles aux mollets, ongles des orteils maquillés, fossettes éparses (à la commissure des lèvres, à la naissance des fesses), dents dont la blancheur contraste avec les lèvres pourpres, cambrures diverses (plante des pieds, bas du dos), rougeurs variées (pommettes, genoux, talons, suçons), mais l’intérieur des bras reste toujours blanc comme neige et tendre comme l’émotion qu’il provoque.
Oui, c’était une époque où même la tendresse était à vendre.
Tamara est la putain que tu ne baises pas. Sur sa mini-jupe est écrit «LICK ME TILL I SCREAM» mais tu te contentes de lécher son oreille (elle déteste ça). Contre 500 euros, elle vient dormir à domicile. Auparavant, vous écoutez des disques ensemble: le groupe «Il était une fois», les Moody Blues, Massive Attack. Tu es prêt à payer très cher juste pour le moment où vos lèvres s’attirent comme des aimants. Tu ne veux pas coucher avec elle, juste la frôler, subir son attraction extra-terrestre. Les amants sont des aimants. Tu refuses de mettre une capote dans Tamara. C’est pourquoi vous ne faites jamais l’amour. Au début, elle ne comprenait pas ce client qui se contentait d’enrouler sa langue autour de la sienne. Et puis elle y a pris goût, aux dents qui mordillent la bouche, à la pointe nerveuse de salive parfumée de vodka, et maintenant c’est elle qui enfonce sa langue dans ta bouche douce, et la pelle devient profonde, pénétration buccale où ta langue devient bite, lèche ses joues, son cou, ses yeux, saveur, gémissement, souffle, désir titillé. Stop. Tu t’arrêtes pour lui sourire à un centimètre du visage, savoir attendre, déguster, ralentir et recommencer. Il faut dire les choses telles qu’elles sont: un baiser est parfois plus beau que baiser.
— J’adore tes cheveux.
— C’est une perruque.
— J’adore tes yeux bleus.
— Ce sont des lentilles.
— J’adore tes seins.
— C’est un Wonderbra.
— J’adore tes jambes.
— Ah! Enfin un compliment.
Tamara éclate de rire.
— Tu me fais trop kiffer.
— C’est un mot de jeune pour dire que tu es heureuse?
— En cet instant précis? Oui.
— En cet instant précis, je sais très bien que tu fais semblant.
— Premièrement, ce n’est pas parce que je fais pas gratuit que je fais semblant. Cela n’a rien à voir. Deuxièmement, oui, je suis plutôt heureuse, considérant que je gagne dix patates par mois en cash.
— L’argent fait le bonheur, alors?
— Pas du tout mais j’en mets plein de côté pour m’acheter une maison et élever mon bébé.
— Quel dommage. J’aurais tellement aimé te rendre malheureuse.
— Je ne suis jamais malheureuse quand je fais payer.
— Moi c’est le contraire: je te paye pour ne pas être malheureux.
— Embrasse-moi, ce soir je te fais 10 % de remise.
Elle enlève le haut. Une fine chaîne en or entoure sa taille. Une rose est tatouée au-dessus de son sein droit.
— C’est un vrai tatouage ou une décalcomanie?
— Un vrai, tu peux sucer, il s’en ira pas.
Quelques aimantations après, tu filmes Tamara au caméscope numérique en l’interviewant:
— Dis-moi Tamara, tu veux vraiment devenir comédienne ou c’était une blague?
— C’est mon rêve, de faire ce métier en plus de… celui-ci.