Le concepteur-rédacteur travaille en équipe avec un directeur artistique. Les directeurs artistiques aussi ont trouvé un truc pour faire snob: ils disent qu’ils sont «A.D». (abréviation de «Art Director»). Ils pourraient dire «D.A»., mais non, ils disent «A.D»., l’abréviation britannique. Bon, je ne vais pas vous expliquer tous les tics de la pub, on n’est pas là pour ça, vous n’avez qu’à lire les vieilles bédés de Lauzier ou regarder à la télé (souvent le dimanche soir) les comédies des années 70, où le rôle du publicitaire est toujours interprété par Pierre Richard. A l’époque, la pub faisait rire. Aujourd’hui elle ne fait plus marrer personne. Ce n’est plus une joyeuse aventure mais une industrie invincible. Travailler dans une agence est devenu à peu près aussi excitant qu’être expert-comptable.
Bref, il est passé le temps où les pubeux étaient des saltimbanques bidon. Désormais ce sont des hommes d’affaires dangereux, calculateurs, implacables. Le public commence à s’en apercevoir: il évite nos écrans, déchire nos prospectus, fuit nos Abribus, tague nos 4 x 3. On nomme cette réaction la «publiphobie». C’est qu’entre-temps, telle une pieuvre, la réclame s’est mise à tout régenter. Cette activité qui avait démarré comme une blague domine désormais nos vies: elle finance la télévision, dicte la presse écrite, règne sur le sport (ce n’est pas la France qui a battu le Brésil en finale de la Coupe du Monde, mais Adidas qui a battu Nike), modèle la société, influence la sexualité, soutient la croissance. Un petit chiffre? Les investissements publicitaires des annonceurs en 1998 dans le monde s’élèvent à 2 340 milliards de francs (même en euros, c’est une somme). Je peux vous certifier qu’à ce prix-là, tout est à vendre — surtout votre âme.
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Je me frotte les gencives, elles me démangent sans cesse. En vieillissant, j’ai de moins en moins de lèvres. J’en suis à quatre grammes de cocaïne par jour. Je commence au réveil, la première ligne précède mon café matinal. Quel dommage de n’avoir que deux narines, sinon je m’en enfilerais davantage: la coke est un «briseur de souci», disait Freud. Elle anesthésie les problèmes. Toute la journée, je mâche du chewing- gum sans chewing-gum. La nuit, je vais dans des soirées où personne ne me voit.
Pourquoi les Américains contrôlent-ils le monde? Parce qu’ils contrôlent la communication. Je suis venu dans cette agence américaine parce que je savais que Marc Marronnier y bossait. L’agence s’appelle Rosserys & Witchcraft mais tout le monde dit «la Rosse». C’est la filiale française du premier groupe mondial de publicité, fondé à New York en 1947 par Ed Rosserys et John Witchcraft (5,2 milliards de dollars de marge brute cumulée en 1999). L’immeuble a dû être construit dans les années 70: à l’époque, le look «paquebot» était à la mode. Il y a une grande cour intérieure et des tuyaux jaunes un peu partout, le style hésite entre Beaubourg et Alcatraz, mais se situe à Boulogne-Billancourt, ce qui est moins classe que Madison Avenue. Autour des deux initiales géantes «R amp;W» qui trônent dans le hall, toutes les plantes vertes sont en plastique. Des mecs marchent vite avec des dossiers sous le bras. Des filles potables parlent dans des téléphones portables. Tous se sentent investis d’une mission: redorer le blason d’un papier toilette, lancer un nouveau potage en poudre, «consolider le repositionnement optimisé l’an passé sur le segment margarine», «explorer de nouveaux territoires sur le saucisson sec»… Une fois, il m’est arrivé de surprendre une commerciale enceinte qui pleurait dans un couloir. (Les commerciales se cachent pour pleurer.) J’ai joué le mec serviable, lui ai proposé un gobelet d’eau glacée, un Kleenex, une main au cul. Rien à faire: elle s’est forcée à sourire mais j’ai senti qu’elle avait honte de craquer devant quelqu’un.
— Cette nuit, j’ai rêvé que mes pieds marchaient tout seuls et qu’ils m’emmenaient à la Rosse. J ’essayais de lutter mais ils étaient sur pilotage automatique… Mais ça va, je t’assure, c’est rien, ça va passer.
Elle m’a demandé de ne pas le répéter à son chef, m’assura qu’elle pétait le feu, que ça n’avait rien à voir avec son job mais que sa grossesse la fatiguait, voilà tout. Elle s’est remaquillée, puis a déguerpi au pas de course. C’est ainsi que je me suis aperçu que j’émargeais dans une secte inhumaine qui transformait les femmes enceintes en robots rouilles.
Marc Marronnier me tape dans la main pour me saluer.
— Salut fumiste! Toujours en train d’écrire ton roman payé par l’agence pour détruire la pub?
— Et comment! C’est toi qui m’as tout appris!
Le pire c’est que c’est vrai. Marronnier est directeur de création de la Rosse et pourtant il publie des bouquins, passe à la télé, divorce, écrit des critiques littéraires dans un hebdomadaire à scandale… Il fait plein de trucs et encourage ses employés à en faire autant, soi-disant pour «s’aérer l’esprit» (mais moi je sais que c’est pour les empêcher de devenir dingues). Marronnier est un peu fini dans la profession mais à une époque c’était un sacré winner: Lions à Cannes, couverture de Stratégies, V Prix au Club des A.D… Il est l’auteur de plusieurs signatures assez connues: «ET VOUS, C’EST QUOI VOTRE TÉLÉPHONE?» pour Bouygues Telecom, «QUITTE A AIMER LE SON, AUTANT AVOIR L’IMAGE» pour MCM, «REGARDEZ-MOI DANS LES YEUX, j’Ai DIT LES YEUX» pour Wonderbra, «UNE PARTIE DE VOUS-MÊME EN MEURT D’ENVIE, L’AUTRE N’A QU’A FERMER SA GUEULE» pour Ford. La plus connue reste quand même «CAFÉ MAMIE. IL Y A SÛREMENT UN MEILLEUR CAFÉ. DOMMAGE QU’IL N’EXISTE PAS». Putain, ça semble facile mais fallait le trouver, plus c’est simple plus c’est compliqué à débusquer. Les plus belles signatures sont d’une évidence désarmante: «IL FAUDRAIT ÊTRE FOU POUR DÉPENSER PLUS», «CE QU’IL FAIT A L’INTÉRIEUR SE VOIT A L’EXTÉRIEUR», «L’EAU, L’AIR, LA VIE», «DU PAIN, DU VIN, DU BOURSIN», «100 % DES GAGNANTS ONT TENTÉ LEUR CHANCE», «CONJUGUONS NOS TALENTS», «LA VIE EST TROP COURTE POUR S’HABILLER TRISTE», «IL N’Y A QUE MAILLE QUI M’AILLE», «SEB C’EST BIEN», «C’EST POURTANT FACILE DE NE PAS SE TROMPER», «VOUS NE VIENDREZ PLUS CHEZ NOUS PAR HASARD», «PARCE QUE JE LE VAUX BIEN», «NE PASSONS PAS A CÔTÉ DES CHOSES SIMPLES», «QUELQUES GRAMMES DE FINESSE DANS UN MONDE DE BRUTES», «CE N’EST PAS PARCE QUE C’EST DÉJÀ FAIT QU’IL NE FAUT RIEN FAIRE» et bien sûr «JUST DO IT», la meilleure de l’Histoire du Business. (Quoique, à la réflexion, ma préférée reste: «HYUNDAI. PREPARE TO WANT ONE». C’est la plus honnête. Autrefois quand on torturait les gens, on leur disait «tu vas parler»; maintenant «tu vas vouloir». La douleur est supérieure car plus lancinante.)
Marronnier connaît bien les coulisses du métier. C’est lui qui m’a appris les règles non écrites, celles qu’on ne vous enseignera jamais à Sup de Pub: je me suis amusé à les imprimer sur une feuille A4 que j’ai punaisée au-dessus de mon iMac.
LES DIX COMMANDEMENTS DU CRÉATIF:
1) Un bon créatif ne s’adresse pas aux consommateurs mais aux 20 personnes à Paris susceptibles de l’embaucher (les directeurs de création des 20 meilleures agences de pub). Par conséquent, remporter un prix à Cannes ou au Club des AD est bien plus important que faire gagner des parts de marché à son client.
2) La première idée est la meilleure mais il faut toujours exiger trois semaines de délai avant de la présenter.
3) La pub est le seul métier où l’on est payé pour faire moins bien. Quand tu présentes une idée géniale et que l’annonceur veut l’abîmer, pense très fort à ton salaire, puis bâcle une bouse sous sa dictée en trente secondes chrono et rajoute des palmiers dans le storyboard pour partir tourner le film une semaine à Miami ou au Cap.