Выбрать главу

4) Toujours arriver en retard aux réunions. Un créatif à l’heure n’est pas crédible. En entrant dans la salle où tout le monde l’attend depuis trois quarts d’heure, il ne doit surtout pas s’excuser mais dire plutôt: «Bonjour je n’ai que trois minutes à vous consacrer». Ou alors citer cette phrase de Roland Barthes: «Ce n’est pas le rêve qui fait vendre, c’est le sens». (Variante moins chic: citer «la laideur se vend mal» de Raymond Loewy). Les clients se diront qu’ils en ont pour leur argent. Ne jamais oublier que les annonceurs vont dans les agences parce qu’ils sont incapables d’avoir des idées, qu’ils en souffrent et qu’ils nous en veulent. C’est pourquoi les créatifs doivent les mépriser: les chefs de produit sont masochistes et jaloux. Ils nous paient pour les humilier.

5) Quand on n’a rien préparé, il faut parler le dernier et reprendre à son compte ce que les autres ont dit. Dans toute réunion, c’est toujours le dernier qui a parlé qui a raison. Ne jamais perdre de vue que le but d’une réunion est de laisser les autres se planter.

6) La différence entre un senior et un junior, c’est que le senior est mieux payé et travaille moins. Plus t’es payé cher, plus on t’écoute, et moins tu parles. Dans ce métier, plus tu es important, plus il faut la fermer — car moins tu causes, plus on te croit génial. Corollaire: pour vendre une idée au DC (Directeur de Création), le créatif doit SYSTÉMATIQUEMENT faire croire au DC que c’est le DC qui l’a eue. Pour cela, il doit commencer ses présentations par des phrases du type: «J’ai bien réfléchi à ce que tu m’as dit hier et…» ou «J’ai rebondi sur ton idée de l’autre jour et…» ou encore «Je suis revenu à ta piste initiale et…», alors que, bien sûr, il va de soi que le DC n’a rien dit hier, ni eu d’idée l’autre jour et encore moins défini de piste initiale.

6bis) Autre moyen de reconnaître un junior d’un senior: le junior dit des blagues drôles qui ne font rire personne, alors que le senior sort des vannes pas drôles qui font rire tout le monde.

7) Cultive l’absentéisme, arrive au bureau à midi, ne réponds jamais quand on te dit bonjour, prends trois heures pour déjeuner, sois injoignable à ton poste. Si on t’en fait le moindre reproche, dis: «Un créatif n’a pas d’horaires, il n’a que des délais».

8) Ne jamais demander son avis à personne sur une campagne. Si on demande son avis à quelqu’un, il risque TOUJOURS de le donner. Et une fois qu’il l’a donné, il n’est PAS IMPOSSIBLE que tu doives en tenir compte.

9) Tout le monde fait le travail de la personne du dessus. Le stagiaire fait le travail du concepteur qui fait le travail du DC qui fait le travail du Président. Plus tu es important, moins tu bosses (voir commandement 6). Jacques Séguéla a vécu vingt ans sur le dos de «la Force Tranquille» qui est une formule de Léon Blum récupérée par deux créatifs de son agence dont personne ne se souvient. Philippe Michel est connu du grand public pour les affiches «Demain j’enlève le haut, Demain j’enlève le bas» qui étaient une idée de son employé Pierre Berville. REFILE tout ton boulot à un stagiaire: si ça plaît, tu t’en attribueras le mérite; si ça se plante, c’est lui qui sera lourde. Les stagiaires sont les nouveaux esclaves: non rémunérés, taillables et corvéables à merci, licenciables du jour au lendemain, apporteur de cafés, photocopieurs à pattes — aussi jetables qu’un rasoir Bic.

10) Quand un collègue créatif te soumet une bonne annonce, surtout ne pas montrer que tu admires sa trouvaille. Il faut lui dire qu’elle est nulle à chier, invendable, ou que c’est un vieux coup, déjà fait dix mille fois, ou pompé sur une vieille campagne anglaise. Quand il te montre une annonce nulle à chier, lui dire «j’adore l’idée» et faire semblant d’être très envieux.

Maintenant que Marronnier dirige la création de l’agence, il a oublié tous ses préceptes. Quand ses créatifs lui montrent une campagne, il grommelle «pônul» ou «pôsur». «Pônul» signifie que ça lui plaît et qu’on sera promu avant la fin de l’année. «Pôsur» veut dire qu’il faut trouver autre chose sous peine d’être placardisé dans les plus brefs délais. Au fond, le travail de directeur de la création n’est pas très sorcier: il suffit de savoir marmonner correctement «pônul» et «pôsur». Parfois, je me demande même si Marc ne prononce pas ses sentences au hasard, en tirant à pile ou face dans sa tête.

Il m’a contemplé avec un certain attendrissement avant d’interrompre ma rêverie:

— Paraît que t’as déconné ce matin chez Madone?

Alors je lui ai sorti cette tirade tout en la tapant sur mon clavier pour vous permettre de la lire:

– Écoute, Marc, tu le sais, TOUS les créatifs deviennent cinglés: notre boulot est trop frustrant, on se fait tout jeter à la gueule, c’est de pire en pire. Le plus gros client de l’agence, c’est la poubelle. Qu’est-ce qu’on trime pour elle! Regarde la tête résignée des vieux publicitaires, leurs yeux sans espoir. Au bout d’un certain nombre de créations refusées, on devient complètement désabusé, même si on fait semblant de s’en foutre, ça nous ronge. Déjà qu’on est tous des artistes ratés, en plus on nous force à ravaler notre amour-propre et remplir nos tiroirs avec des maquettes jetées. Tu me diras: c’est mieux que bosser à l’usine. Mais l’ouvrier sait qu’il fabrique quelque chose de tangible, tandis que le «créatif» doit assumer un titre ronflant, un nom ridicule qui ne lui sert qu’à brasser du vent et tapiner. D’ailleurs tous ceux qui bossent ici sont alcooliques, dépressifs ou drogués. L’après-midi ils titubent, vocifèrent, jouent au jeu vidéo pendant des heures, fument des pétards, chacun a sa méthode pour s’en tirer. J’en ai même vu un tout à l’heure qui jouait à faire le funambule sur une poutre à quinze mètres au-dessus du vide. Quant à moi, j’en ai plein le pif, mes dents grincent, mon visage est parcouru de tics et je sue des joues. Mais je proclame ceci au nom de cette cohorte souffreteuse: mon livre vengera toutes les idées assassinées.

Marronnier m’écoute avec compassion, tel le médecin qui s’apprête à annoncer à son patient que le résultat du test HIV est positif. A la fin de mon envoi, il touche.

— T’as qu’à démissionner, dit-il en sortant de mon bureau.

M’en fous, je persévérerai et ne démissionnerai pas. La démission, ce serait comme de déclarer forfait avant la fin d’un match de boxe. Je préfère finir K.-O. et qu’on m’emmène sur une civière. De toute façon il ment: personne ici ne me laisserait claquer la porte; si je me barrais, comme dans la série Le Prisonnier, ils ne cesseraient de me questionner: «Pourquoi avezvous démissionné?» Je me suis toujours demandé pourquoi les dirigeants du Village posaient sans cesse cette question au Numéro 6. Aujourd’hui je sais. Parce que la grande interrogation du siècle est bel et bien celle-là, dans notre monde terrorisé par le chômage et organisé dans le culte du travaiclass="underline" «POURQUOI AVEZ-VOUS DÉMISSIONNÉ?» Je me souviens qu’à chaque générique de la série, j’admirais le sourire narquois de Patrick McGoohan qui gueulait «je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre!» Aujourd’hui nous sommes tous le Numéro 6. Nous nous battons tous pour être en CDI (Contrat de Dépendance Infinie). Et si on plaque son travail, à tout moment, sur l’île salvatrice, au milieu des putes cocaïnées, on risque de voir rebondir une grosse boule blanche sur la plage, chargée de nous ramener au bureau en rugissant: «POURQUOI AVEZ-VOUS DÉMISSIONNÉ?»

9

En ce temps-là, on mettait des photographies géantes de produits sur les murs, les arrêts d’autobus, les maisons, le sol, les taxis, les camions, la façade des immeubles en cours de ravalement, les meubles, les ascenseurs, les distributeurs de billets, dans toutes les rues et même à la campagne. La vie était envahie par des soutiens-gorge, des surgelés, des shampooings antipelliculaires et des rasoirs triple lame. L’oeil humain n’avait jamais été autant sollicité de toute son histoire: on avait calculé qu’entre sa naissance et l’âge de 18 ans, toute personne était exposée en moyenne à 350 000 publicités. Même à l’orée des forêts, au bout des petits villages, en bas des vallées isolées et au sommet des montagnes blanches, sur les cabines de téléphérique, on devait affronter des logos «Castorama», «Bricodécor», «Champion Midas» et «La Halle aux Vêtements». Jamais de repos pour le regard de l’homo consommatus.