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Regardez, l’intérieur parfait de cette bibliothèque, le bois sent bon. Et ce livre, dans sa reliure orange et verte, il est resté marqué à la page que le monarque avait ouverte ce soir…

— L’histoire rapporte qu’il s’est aussitôt endormi. Vous ne voyez donc pas que c’était la période la plus mortellement ennuyeuse… »

Konrad jouait avec un encrier de bronze et de marbre jaune : une statuette de l’Amour s’envolait. Un papillon s’échappait entre ses petits doigts de métal. Un encrier qui avait appartenu à Chateaubriand, offert à son ami, Adolphe Pâques. Nous n’avons pas eu le temps d’ouvrir ce chapitre méconnu de l’histoire littéraire.

Le téléphone sonna. Jacques revint un instant plus tard :

« On veut parler à monsieur Bagenfeld. »

Maher suivit Jacques. Avec nos discours sur les vieux meubles, les vieux ducs et la soupe au chou, enfermés dans ce château battu par l’averse, à l’abri de ce cercle de forêts, nous avions réussi à oublier l’angoisse. Nous sentîmes tous le froid de ces tours. Mademoiselle Milpois, comme si elle nous comprenait, tira devant les fenêtres les rideaux de brocart azur et or. La chambre du roi ressembla à une boîte à musique, une prison, un avant-goût de l’exil, une pièce de maison de poupées. Nous avions peur. Konrad ouvrit le livre à la page marquée par le roi et commença à voix haute : « C’est par une prière constante et fidèle à notre ange gardien que nous pourrons le mieux nous garantir, au milieu des tumultes et… »

Maher revint :

« Les ravisseurs seront ici dans un quart d’heure. Jeanne est avec eux. Ils sont disposés à faire l’échange. Il faut tenir prêt le camion. Ils sont forts. Konrad, tu avais raison. »

Le téléphone sonna de nouveau. Par la porte ouverte, nous entendîmes la voix de Maher dans le corridor, sans pouvoir comprendre ce dont il s’agissait.

« La maréchaussée, mes amis, que nous avons sous-estimée. Ils nous ont mis sur écoute, ici. Un détachement de gendarmerie, venu de Lavoûte-Chilhac, s’il vous plaît…

— C’est à côté d’ici.

— Ils sont prêts à donner l’assaut, ils gardent l’entrée du parc. C’est dangereux.

— Vingt minutes, et ce cauchemar sera fini, susurra Mademoiselle Milpois.

— Mais oui, chère demoiselle, fit Konrad sarcastique, avez-vous mis vos perles à l’abri ?

— Oui, oui, répondit-elle, sans penser à mal.

— Il y a une question que je brûle de vous poser, chère mademoiselle, peut-être n’est-ce pas le moment… On dit que les perles, pour rester vivantes, doivent être portées souvent, mais vous qui en avez tant…

— Oh, vous savez, pas tant que ça… Je fais des roulements.

— Moi qui croyais que vous les portiez toutes à la fois pendant la nuit. Je vous imaginais dans votre lit, comme une momie dans ses bandelettes, avec vingt colliers à chaque jambe, dix à chaque bras, un reliquaire dont vous seriez la sainte…

— Konrad, tu te tais ? »

Maher jouait avec l’encrier qu’il avait pris sur le bureau du roi. Jacques avait un revolver en main. Aucun autre n’était armé.

C’est allé encore plus vite qu’à Florence. Nous avons mis longtemps à tout reconstituer, demi-seconde par demi-seconde.

D’abord, Jacques ouvre les rideaux et une fenêtre. La voiture, en bas, a braqué ses phares, on ne voit rien. Un coup de feu. C’est la serrure de la grande porte qui saute, puis une galopade dans l’escalier, le bruit de deux battants qu’on claque, la porte de la chambre du roi. Trois hommes sont entrés. Face à nous.

À côté d’eux, les mains liées, Jeanne titube.

Un des hommes parle.

Il s’adresse à Konrad :

« Il paraît qu’on a vu la police par ici. Je te préviens, si tu nous as vendus, tu ne pars pas avec nous. Tu restes ici. Le camion ? Dehors ?

— Non, répond Konrad mécaniquement, dans un garage à côté, voici les clefs, je viens. »

Maher écarquille les yeux. Il se passe la main sur le front.

Le visage de Jeanne n’exprime rien. Nous regardons ses cheveux, sa bouche : c’est bien elle.

Jacques s’appuie sur le lit en dissimulant son arme.

Mademoiselle Milpois est sortie de la pièce une seconde auparavant. Elle se planque à côté, mais elle n’a pas d’arme.

Konrad est un traître. Nous le comprenons à présent. Nous avons le temps de le penser. À peine le temps d’y croire.

Konrad, qui mène le jeu depuis Florence. Notre ami.

Coup de sifflet, bruit de pneus dans la cour. Un des hommes, agressif, crie à Konrad : « Tu as juré tout à l’heure que la police ne suivait pas. »

C’était cela son coup de téléphone de Moulins.

Il nous avait vendus.

« Je ne sais pas… »

Konrad bafouille.

Bruit dans l’escalier.

La pièce est envahie par cinq hommes en gilets protecteurs, un commando d’intervention.

L’homme qui tient Jeanne crie.

Il abat Konrad.

Jacques riposte et manque son coup.

Sa balle effleure la nuque de l’homme et se loge dans la bibliothèque.

Deuxième balle, tirée sur Jacques. Il tombe.

Jeanne se débat, quitte le bras de l’homme. La jeune fille fait un pas comme une somnambule, court vers la fenêtre, trop vite. La police tire.

Ce que dans les rapports on appelle une balle perdue a atteint Jeanne. Juste devant nous.

Maher hurle. Jeanne n’a pas eu le temps de parler. Pas le temps de crier. Pas le temps d’embrasser Maher. Pas le temps de le reconnaître. Pas le temps de se dire qu’elle allait mourir.

Nous nous souviendrons toute notre vie de cette chambre pleine de sang, du visage de Maher. Le corps de Jeanne, en travers, sur le tapis. Comment tout bascule en deux minutes.

Les gendarmes maîtrisent les trois hommes.

Maher reste à genoux, sur le parquet, comme le vieux roi pour ses prières. Il ne pleure pas. Il tient entre ses mains la tête de Jeanne. Il ne se penche pas pour l’embrasser. Il ne lui ferme pas les yeux.

Contre le lit, le corps recroquevillé de Jacques, si proche, blessé. Il fait entendre des râles. Il saigne, il nous regarde. Un gendarme s’occupe déjà de le secourir. Impossible de bouger, d’aller vers lui.

À côté, les cheveux blonds de Konrad semblent avoir changé de couleur. Un cadavre de pierre, une statue et pas un mort.

La police allonge son corps à côté de celui de Jeanne, dans son sang.

Deux morts. Nous détournons les yeux, pour ne pas regarder Maher.

Nous concentrons nos regards à nos pieds, sur cet homme qui fut notre ami, que nous n’avions jamais pu prendre au sérieux, au centre de cette chambre en bois de citronnier, aux rideaux bleus, qu’il venait de faire entrer, quelques instants après sa propre mort, dans sa macabre collection.

SECONDE PARTIE

Quelques années sans rêve

CHAPITRE 1

Sur l’île Noël

Christmas Island, île du Pacifique à deux degrés de latitude de l’équateur — pour une longitude comprise entre 157° 30’ et 157° 15’ — est un de ces territoires de l’archipel des Gilbert et Ellice que les Etats-Unis ont longtemps disputés à l’Angleterre. Les cartographes y ont glissé quelques morceaux d’Europe : fermant, à chaque extrémité, la baie de Saint-Stanislas, deux villages se font face nommés Londres et Paris. Plus loin, sur la côte ouest, une station balnéaire en réduction, avec quelques maisons à l’abandon, a été baptisée Pologne. La baie, découpée à grands traits, qui éventre l’atoll se reproduit dans les terres en une multitude de lagunes dessinées au pochoir, qui ne portent pas toutes un nom. Venises anonymes, qui n’ont encore intéressé aucun urbaniste, lacunes lacustres, en creux dans la roche et les sables rouges. De petits lacs sans personne pour rêver sur leurs rives. Entre l’aéroport et « l’anse des épaves », le premier que nous avons vu s’appelle Manulu Lagoon.