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Un an, jour pour jour, après la journée de Lieupart, nous y avons retrouvé Maher.

Il vivait seul. Ces deux morts, si proches encore, ces angoisses, ces haines que nous venions de voir à l’œuvre n’avaient pas trempé notre caractère : nous nous serrions l’un contre l’autre. Dans le malheur, Maher n’avait plus vu personne. Jeanne était morte. Konrad était mort. Rien n’avait été éclairci. Maher s’était retiré, au soleil.

Il nous avait écrit pour nous demander de venir. C’était loin, ce point presque indiscernable sur les cartes. De quoi hésiter. L’île avait servi à des essais nucléaires. Les tornades et les typhons la décontaminaient depuis trente ans, elle n’était pas devenue touristique pour autant. Au large, une des capsules Apollo était tombée de la lune. Perdue dans les « îles de la Ligne », Christmas hésitait chaque jour entre deux dates. Ce caillou n’intéressait pas grand monde. Maher avait mis un avion privé à notre disposition, difficile de refuser.

Il habitait une maison de la taille d’un hôtel de luxe, au sommet de dunes en cascades, vigie de bois peinte en rouge vif, face aux vagues. Il avait fait retirer de sa demeure le plus de meubles possible. L’inventaire des œuvres d’art était bref : dans sa chambre, le panneau de coffret de mariage florentin anonyme qui avait figuré sur la liste réclamée par les ravisseurs de Jeanne, des Barbares et des Romains, la moins belle œuvre du lot, puis, dans le vestibule, une tête de marbre du type de l’Athéna pensive que nous n’aurions pas su dater et, dans « notre appartement », la Madone à l’orange, le tableau que nous avions aimé l’année précédente, occupait fidèlement sa place. C’était l’original. Son convoiement ici, pour parler le langage des conservateurs, avait dû être périlleux. Un hygromètre, à ses pieds, s’assurait, à chaque seconde, que la toile continuait à vivre dans des conditions atmosphériques vénitiennes. L’accueil de notre hôte fut amical et triste.

Dans ce silence et cette solitude, Maher prétendait qu’il ne s’ennuyait pas. Pourtant, la nature et ses curiosités l’intéressaient peu. Son enfance ne lui avait pas appris qu’il pût attendre de celles-ci le moindre soulagement. Enfant des cités-dortoirs, formé dans un monde où les merveilles de la Création ne faisaient pas rêver, même à la télévision — un monde sans agences de voyages —, il continuait de les ignorer. Il nous l’expliqua sans préambule, parlant de lui de manière plus directe que naguère. « Le hasard » — il n’insistait pas — avait fait que, très tôt, il avait cherché dans la peinture la part de merveilleux dont il avait besoin. Des représentations de forêts, d’océans, de montagnes, de villes semblaient faites, pour ses yeux d’enfant qui n’avait rien vu d’autre, avec les morceaux d’un monde irréel. Les arbres du paradis sur les toiles de Fra Angelico lui donneraient toujours plus de dépaysement, d’exotisme, que la flore et le vrai soleil de n’importe quelle île pour Robinson suisse et fortuné.

Il n’avait jamais eu envie de voyager. Il ignorait ces destinations dont il faisait sonner les noms en riant, pour nous expliquer son indifférence, le Kilimandjaro, la cordillère des Andes, les chutes de l’Iguaçu, le Grand Cañon et le Niagara, le désert de Gobi, la mer de Chine, les glaces de l’Arctique, les hauts plateaux du Tibet et la remontée du fleuve Jaune, l’Arabie heureuse des environs de Sanaa, il n’irait jamais aux sources du Nil. Que venait-il faire sur Christmas Island ? Pas de vraie réponse.

« Je veux résoudre le mystère de ce rectangle de bois peint. Je ne cherche pas à en connaître l’auteur, personne ne le saura jamais. Un petit maître de Florence, qui avait dû regarder le célèbre triptyque d’Uccello. Vous l’avez vu : au Louvre, à la National Gallery, aux Offices, la Bataille de San Romano qui se déroule dans les trois capitales — à vol d’avion, on peut reconstituer en une journée le chef-d’œuvre démembré. Londres, Paris, Florence. Ils étaient ensemble dans la chambre de Laurent de Médicis. Des tableaux fragiles, qui ne voyageront jamais pour être réunis lors d’une exposition, un triptyque pour lequel il faut de la mémoire et une bonne persistance rétinienne. Mon tableau n’en est qu’une variante réduite et simplifiée. Plusieurs éléments me surprennent. Dans les archives Bagenfeld, ce n’est pas clair ; comme s’il manquait des papiers. »

Il nous entraînait, à travers des cours intérieures, des corridors lumineux, des escaliers de bois, jusqu’à sa chambre. La maison était rouge à l’extérieur et blanche à l’intérieur. Le tableau, sans cadre, accroché face au lit. Sur les murs chaulés se détachait l’unique décoration de ce fracas de cavaliers, ces tentes, ces étendards, ces lances aux reflets noirs.

« Ce qui semble noir était probablement argenté à l’origine. Une des œuvres de la collection qui doit valoir le moins cher. Les “voleurs” — il hésita sur le mot — la voulaient à cause de ce soldat qui porte un gonfanon chargé d’un dragon à griffes d’or, l’étendard des Barbares. Rome, le sénat, les légions, le drapeau frappé des lettres SPQR, le peuple contre le dragon. »

Ce garçon, un peu plus jeune que nous, décrivait en détail, dans cette villa pour hommes d’affaires au cœur du Pacifique, les combats de Rome et de ses ennemis tels qu’un Florentin anonyme, au milieu du Quattrocento, les avait figurés avec ces couleurs d’enluminure. Maher s’était mis à fumer. Des cigarettes sans marque, achetées au village, dans l’épicerie qui devait dater du temps de la base américaine. Désabusé l’instant d’avant, il s’animait :

« Ce qui m’intrigue, c’est qu’il ne s’agit pas d’une représentation conventionnelle. Regardez ce géant au cœur de la mêlée, barbu comme un brave Barbare, ces femmes qui fuient vers leur campement, et celles-ci, attachées par les cheveux à un chariot. Cela doit faire référence à une scène précise, un texte historique. Dans la chambre, à côté, j’ai tous les classiques latins, et je cherche, je m’occupe… »

Il ne bluffait pas. Il n’avait jamais menti. Il s’interrompit et se laissa tomber sur le matelas. Nous nous étions assis par terre ; son visage se crispa :

« Je vous ennuie, vous trouvez que j’ai la soif de savoir des autodidactes ? Je le lis dans vos yeux. C’est ainsi : personne ne m’a jamais rien appris. »

Il fallait bien connaître Maher pour sentir que cette phrase — n’importe quel témoin l’aurait trouvée suffisante — renvoyait à toute la détresse de son enfance.

« J’ai décidé de m’acharner sur ce tableau. Un de ceux qui… ont fait mon malheur — il hésitait une nouvelle fois sur les mots — ; c’est ma passion pour ces histoires mortes, ces vieilleries… c’est cela qui l’a tuée. J’ai trop aimé ce bric-à-brac. J’aurais dû rester dans ma cité de La Plaine-Saint-Denis. J’ai voulu me mêler des affaires de ceux qui ne m’attendaient pas. M’échapper. J’aurais dû laisser tomber, partir avec Jeanne, abandonner les tableaux à ces fous, leur dire de tout prendre avant qu’ils n’aient l’idée de se servir. J’aurais gardé des souvenirs, que j’aurais partagés avec elle. Nous aurions pu vivre n’importe où, de n’importe quoi, loin. J’ai voulu continuer mes savantes comparaisons hors du temps. Poursuivre mon travail au lieu de poursuivre le bonheur. Collectionner les trouvailles. J’étais idiot. Cette passion, pour ces choses mortes, était aussi forte peut-être que ma passion pour elle. Comme si j’avais voulu devenir adulte et garder mes jouets. Bientôt, la recherche du sujet de cette bataille m’occupera tout entier. Alors je me serai vraiment prouvé à moi-même le peu que je vaux. J’attends le moment où ce panneau de bois peint me fera oublier d’être triste. »