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« Voici le jeune Maher Bagenfeld, si doué et dont je t’ai parlé. Mon mari, le baron Coignet-Senbakoki. Nous avons obtenu la fusion de nos deux noms et la « collation » du titre, on dit comme ça, par lettres patentes du roi des Belges, la semaine dernière. On nous l’a annoncé par câble au large de Bora-Bora. Il ne nous reste plus qu’à le faire enregistrer par la chancellerie à Tokyo. Je suis contente d’être devenue japonaise ! Je peux crier Vive l’Empereur autant que je veux ! Vive Akihito ! J’ai adopté les enfants que Matsuyo a eus de son premier mariage : le nom de Coignet, joint à celui de Senbakoki, ne s’éteindra pas ! Et l’aîné transmettra le titre. Quel dommage que tu ne sois pas venu à notre mariage, à Nara ! J’étais en habit de cérémonie, au moins dix kilos de broderies, à mes couleurs, une chape d’archevêque !

— Contre-hermine ?

— De la vraie contre-hermine ! Il faut des centaines de queues noires de petites hermines pour faire un mètre carré de contre-hermine avec des mouchetures blanches. Un vrai massacre écologique que j’avais sur les épaules ! Ma-tsu-yo a été tellement mer-veil-leux ! »

Ce n’est qu’à bord de la voiture qu’elle daigna s’apercevoir de notre présence, se fit rappeler notre nom pour l’articuler ensuite à l’oreille du replet et épanoui Matsuyo, baron Coignet-Senbakoki.

Trempés par la pluie, nous nous réfugiâmes dans le hall. Maher ferma les grands volets. Le vacarme des trombes d’eau ricochant sur la plaque transparente de la cheminée faisait le bruit d’un champ de bataille. On se serait cru dans le fumoir de quelque manoir britannique : nous devisions bien à l’abri autour de tartines et de brioches. Du thé : Maher, devant les Coignet, ne buvait pas d’alcool. Il sortit un paquet de cigarettes anglaises.

Il raconta les recherches qu’il faisait sur sa peinture de bataille florentine.

Sidonie, l’air pénétré, l’interrompit :

« Quand il commence à vous raser, il ne faut pas tendre l’autre joue, mes chéris, il faut lui dire ! Tu as, en face de toi, un des plus puissants barons de la finance japonaise, cet homme, ici, mon cher mari, que je te permets d’appeler Matsuyo, ne s’est jamais intéressé aux croûtes, il n’en collectionne pas, ni son père, ni son grand-père — qui soit dit en passant eût été bien en peine de collectionner, il vendait des espèces de tongs sur le marché. Matsuyo connaît très bien le flibustier qui a voulu te prendre tes tableaux. Interroge-le un peu, que diable ! Nous sommes aussi venus pour ça ! »

Le doux Matsuyo prit lui-même la parole, en français :

« Cher ami… en effet… ce vieillard n’est plus intelligent, les années ont passé pour lui, mais il reste un homme puissant. Nous nous détestons depuis toujours. Je lui ai pris le marché des extincteurs. Vous fabriquez aussi des extincteurs, vous, Bagenfeld ?

— Une gamme s’est développée au sein de notre groupe depuis dix ans. Nous n’en vendons pas hors d’Europe.

— Et pour le Japon, c’est nous. Bien… bien… tout cela, bien… bien… je suis content d’être là… Oui cet homme me déteste. Mon extincteur, le contraire d’un dragon, crache de l’eau… »

Le rafraîchissant baron Coignet-Sembakoki éclata de rire.

« Cher ami, au Japon… le dragon est un animal très courant. Sur les magasins… sur les temples… les boîtes de thé… les tissus… Ce n’est pas rare. Je ne peux pas croire que ce vieillard voleur veuille vos tableaux pour des dragons… Les dragons, il en trouve à chaque pas. Ce n’est pas la vraie raison. »

Il se tut. Maher ne parlait plus. Sidonie prit la suite :

« Oui, il est peut-être sénile, ton ennemi, mais ce n’est pas le savant fou qui collectionne tous les dragons de la peinture occidentale pour ne les montrer à personne. On t’a fait croire ça, Maher. Pour moi, qui connais un peu la psychologie japonaise, ce n’est pas crédible, tu comprends ? »

Le mariage l’avait non seulement fait maigrir mais avait désembourbé un esprit qui patinait depuis trop longtemps dans l’ornière des soldats de plomb.

« Qu’est-ce que cela fait, Sidonie ? Jeanne est morte. Le coupable, Konrad de Faulx, est mort aussi. L’affaire est close. Nous n’y pouvons rien.

— Reconnais que tu es victime d’une histoire qui ne tient pas debout. Le mot “Japonais” te ferait gober les trucs les plus farfelus. Tu sais, ce sont rarement des originaux…

— Parlons d’autre chose, Sidonie, je suis ici pour oublier un peu…

— Oublier que tu as été humilié, bafoué, traîné dans la fange. Tu en as de bonnes !

— Monsieur Bagenfeld a raison. Nous les Japonais nous n’avons pas votre goût en peinture. Nous avons de l’argent pour en acheter. Alors, il peut se produire des… incohérences, non ? Une seule chose est vraisemblable dans cette affaire. Je ne sais pas la raison du vol. Mais collectionner selon… comment dire ? selon un thème, et pas selon les époques de votre peinture, cela ressemble à une idée de Japonais.

— C’est vrai, Matsuyo ! Par exemple, au Louvre, mon Japonais de mari regarde les motifs, comment on a représenté telle fleur, tel animal, il compare les visages. Il serait incapable de donner un nom de peintre, ou même un siècle, infichu, si on lui donnait le Louvre en vrac, de classer les tableaux dans l’ordre.

— La chronologie des œuvres, Sidonie, c’est parfois bien difficile… et moi tu sais, je n’ai pas une seule œuvre orientale dans ma collection et quand on m’en présente, je n’oserais pas dire une date et un nom.

— Vous voyez, Maher, cher ami, vous permettez que je vous appelle « Maher cher ami » ? Pour moi — je suis le Japonais de la rue, pas le Japonais collectionneur — toutes vos peintures ont l’air d’avoir été faites par un seul peintre. Un peintre très vieux. »

Ce « Japonais de la rue » croisa les jambes, défit le gros bouton d’or qui retenait les pans de son blazer, et se remit à rire.

Maher, brutalement joyeux, broda sur le thème ; il parlait seul en jouant les illuminés. Si, dans l’histoire de l’art, c’était, par exemple, Botticelli qui avait tout fait ? Conseillé par les Médicis, qui s’y entendaient en affaires, il aurait eu la sagesse de ne pas tout montrer d’un coup, de laisser, dans une remise du palais de la Seigneurie, ses Goya, ses Vermeer, ses Picasso… On entend Laurent le Magnifique le conseiller : « Garde tout cela, ô Sandro. Si tu les vends maintenant, soit les tableaux ne plairont pas et on ne va pas te les acheter, soit tu en lâcheras trop à la fois et la valeur baissera. Signons un pacte, pour le bien de Florence. On en vendra une pincée par siècle, jusqu’à épuisement de la réserve, et au bénéfice de ceux que tu désigneras pour hériter, qui à leur tour désigneront des héritiers. Nous allons faire une fortune tous les deux, une fortune immense ! »

Tandis que le vent et la pluie battaient les volets fermés sur la baie de Christmas Island, la nuit commençait à tomber. Sans écouter la conversation de nos amis, nous rêvions à Botticelli dialoguant avec le maître de Florence, de puissance à puissance, dans les greniers du Palazzo Vecchio, aux charpentes couvertes par tous les chefs-d’œuvre futurs, des toiles que nul ne pouvait encore comprendre, un peu l’inverse d’un musée. La collection originelle.

CHAPITRE 2

Zeus à Uzès ou le désastre d’Aboukir

Un coup de téléphone de mademoiselle Milpois vint hâter notre départ pour la France, et nous arracha à la torpeur de l’île Noël, à son silence, à ses pluies, à la contemplation de la baie. Nous n’avons oublié ni les dégradés de bleu que prenaient ces côtes au matin, ni l’embrasement qui suivait parfois les orages ; encore moins les conversations avec le couple Coignet. Heureux de leur jeune bonheur, ils étaient retournés vers leur impériale patrie. Ils n’avaient rien résolu. Après avoir semé le trouble, ils étaient partis récolter la tempête, souriants et dignes à bord de leur jonque de laque rouge.