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La tête dans ses bras croisés, comme cela, le nez dans le dentifrice, sur la table du petit déjeuner, Maher a l’air d’un cadavre. Il ne bouge plus. Abandonné sur ce champ de bataille en miniature.

Une heure plus tard, nous nous retrouvons avec un autre lui-même : chez un collectionneur, celui qui va faire vendre bientôt la tête de Zeus. Maher, affable, parle de la région, de la beauté des montagnes. Il porte son costume de toile de l’île Noël, et comme il rit, il a l’air d’un forban avec, sur l’épaule, un perroquet de toutes les couleurs.

Il demande à voir le buste, ne le commente pas, l’achète sans discuter. Il paye en liquide, des dollars cette fois. Le buste sera retiré de la vente. Nous savons qu’il lui a plu : tête de Zeus méridional, plein de finesse et de majesté ; peu importe, au fond, son origine. Pour Maher, il date de tous les instants morts qu’il pourra faire défiler dans le regard de marbre.

« Il ne vous rappelle pas quelqu’un ? Ce roi barbu et sauvage qui dépasse d’une tête ses soldats, dans l’étrange peinture florentine que j’étudie ? Les légionnaires romains ont eu fort à faire avec lui : imaginez que ce fût Jupiter, qui, pour une fois, se serait amusé à combattre du côté des Barbares ? »

Bien emballé, envoyé dans l’appartement de Paris, ce Zeus barbare gréco-gaulois commençait une carrière dans les beaux-arts : nous l’avons vu, quelques années plus tard, présider du haut de la cheminée à des débats d’experts — Maher s’était amusé à entortiller autour de sa tête des guirlandes de fleurs et de feuillages.

À Uzès, sur la place de la cathédrale, rien n’avait changé, nous dit-il : la cour de l’évêché, à l’abandon, avec ses carreaux cassés et des volets encore à certaines fenêtres, une colonnade à l’architecture de palais de justice sur le fronton de laquelle on pouvait lire « Hôtel du Baron de Castille », le petit restaurant à l’angle, la balustrade qui limitait la terre et ouvrait au-delà vers le ciel, la campagne, les routes, les clochers des villages, assortis dans le lointain à ceux de la cité, la Promenade de Jean Racine.

Revenu, grâce à ce buste de Zeus, à Uzès, Maher nous montrait les vieux hôtels au fond de leurs cours, les oliviers dans les lointains, les images que ses rêves tiraient du néant, ces grandes scènes historiques, le charnier d’Aboukir, la mégalomanie du Baron de Castille avec sa maison en face de l’évêché, les passades évoquées par le jeune Racine dans ses lettres. Le monde s’apaisait, la ville où nous nous promenions, silencieuse après dix heures du soir, semblait y aider, et ses étoiles plus belles que le soleil même.

À la terrasse d’un restaurant, Maher a commandé des tartes aux framboises et s’est fait apporter une orange et un verre. Nous avions trop marché. Il pressait son orange, nous goûtions le repos de cette place, l’ombre de l’auvent, les couleurs des framboises et de l’orange. Un tableau de Renoir, semé de taches de lumière tombées des arbres.

« Maintenant, nous sommes en Europe, tout va aller très vite. Nous filons vers le but.

— Le but, c’est de résoudre l’histoire des tableaux réclamés par le Japonais ? Les sept dragons.

— Vous n’allez pas vous y mettre aussi !

— Nous nous en occuperons !

— Heureusement que vous êtes là. Reprenez donc des tartes aux framboises. Vous connaissez l’association avec le jus d’orange ? Vous êtes les premières personnes auxquelles j’ai envie de parler.

— Et Jeanne ?

— Avec elle, nous étions ailleurs. Nous échappions à nos enfances, à sa famille, à ma cité de banlieue. Je préférais ne rien lui dire, pour ne pas donner vie, par des paroles, à tout ce qui en moi désirait être mort.

— Tu parles comme un vieux.

— J’ai vécu longtemps seul, dans un autre monde, je vous montrerai. Avec elle, j’avais changé de vie. J’y étais arrivé. Je ne me sentais pas jeune. De la sauvagerie à la civilisation, histoire de Maher l’Africain. Au milieu de la foule des “amis”, j’ai eu cette amie unique : je gardais, autour d’elle, des centaines d’amis, et autour d’eux, autour de nous, la solitude. »

À demi grave, il riait de ce qu’il disait de peur de paraître sérieux. Maher avait encore la force de faire semblant de ne pas prendre cette vie au tragique :

« Que reste-t-il de tout ce que je dis, de ces livres que j’ai lus sans en parler à personne, ce savoir accumulé en vain, ce bonheur dépensé pour rien, cet amour prodigué dans le vide ? Ce que j’ai vécu seul, sans les autres, dans ma cité de Saint-Denis, ces autres que j’ai si souvent appelés, que j’aurai rencontrés si peu, si mal : sans leur parler, sans les comprendre, sans chercher à savoir si eux aussi ils étaient seuls.

— Si tu veux nous faire découvrir les lieux de ton enfance, c’est pour nous faire parcourir à toute allure le chemin qui sépare l’enfant solitaire et sans ami du richissime dont on ne sait rien qui se promène à travers les œuvres d’art.

— De l’enfant seul à l’homme heureux, du collectionneur envié de tous au veuf réfugié sur son île. J’ai été heureux peu à peu et malheureux d’un coup.

— Peu à peu… cela n’a quand même pas mis longtemps ; à l’âge où beaucoup…

— Où beaucoup rêvent, oui, j’ai atteint un sommet que je ne retrouverai plus. Cette fête à Florence, je vous dirai un jour pourquoi je l’avais organisée. Il y avait une table, dans un des salons, recouverte d’un drap, personne ne l’a remarquée. Je voulais la montrer aux journalistes et aux grandes figures du monde artistique, ce fameux soir. De ces jours passés avec Jeanne à Uzès, je me rappelle des images : un rideau qui flotte de l’autre côté d’une fenêtre, la grêle qui s’abat tout d’un coup. La grêle, c’est sans doute rare par ici. Après tout, je n’en sais rien, nous étions des voyageurs à l’hôtel. » Nous avions quelques années de plus, nous étions deux : nous nous sentions deux fois plus vieux — il était notre petit frère.

Nous avons osé poser, encore une fois, la question :

« Et Jeanne ?

— Elle était fille unique, d’une famille d’officiers, de marine du côté de son père, de cavalerie du côté de sa mère. Ce sont eux qui avaient gagné et la famille avait fini par s’établir à Metz. »

Maher commença à raconter. Metz, nous connaissions. L’évêché libre qui avait tenu tête aux armées impériales, la ville indépendante qui lançait des défis à Charles Quint. Metz, seul endroit de son empire où le soleil se couchait. À bas le soleil ! À Metz, le visiteur est comme devant la porte qui ouvre vers l’intérieur du continent : certaines maisons y ont le grand air verrouillé de Saint-Pétersbourg, avec des grilles ornées, leurs pierres jaunes, la même lumière, le même froid sec. Maher décrivit la maison des parents de Jeanne : construite cent cinquante ans plus tôt, comme on en faisait dans les places fortes de l’Est, pour loger les hommes, leurs chevaux, leurs familles nombreuses et pour s’y recevoir entre soi, une de ces demeures militaires avec vastes perrons, vestibules dallés de marbre noir et blanc, escaliers avec des rampes en fer forgé où se croisent d’illisibles monogrammes. Des salons hauts aux murs ternes, des pièces trop grandes pour y vivre, des fauteuils que l’on n’avait pas regarnis depuis le début du siècle. Dans cette demeure dont on n’ouvrait jamais certaines chambres, dont nul n’entretenait plus le jardin, Jeanne avait vécu aussi oubliée, aussi égarée que Maher dans sa barre HLM de La Plaine-Saint-Denis.