La vie de Jeanne et celle de ses parents semblaient conçues pour s’écouler au milieu de leurs meubles, de leurs portraits, de leurs vieilles armes ; une garnison d’aïeux en uniformes du second Empire ; femmes en robes Louis XV ; habits où brillaient seulement la Légion d’honneur et la médaille bleue de la guerre de Crimée ou celle, jaune, du Tonkin — une gravure représentant la prise du Trocadéro par le duc d’Angoulême, une carte de la bataille de Wagram. À Wagram, c’est Achille, le premier baron Coignet, qui avait secondé Berthier, « le prince de Neuchâtel » aurait dit Sidonie. Les parents de Jeanne avaient, eux aussi, des boîtes de figurines qu’ils ouvraient, les grands jours, la plupart portant dans le couvercle les étiquettes jaunes de chez Lefèvre. L’état-major de Rochambeau en sortait, ou un « train d’artillerie » complet, avec son escorte à cheval. Un monde oublié se conservait de cette manière dans de petites boîtes de tôle. Ils jouaient aux soldats pour revivre un peu de la vie d’autrefois, sans y croire. Comme Sidonie, autre adepte du « jeu royal », fanatique de wargame et de tapis roulés pour « refaire » Azincourt à quatre pattes sur le parquet.
Maher finit par cette phrase :
« Jeanne dessinait, elle ne savait pas écrire. »
Elle dessinait depuis toujours, c’était sa vraie passion. Elle gardait tout : depuis ses dessins de petite fille — girafes, lions, poissons dans leurs bocaux, verres de grenadine bien rouges — jusqu’à ses « albums » encore récents. Elle n’y peignait pas des bustes de plâtre ou des fleurs, elle s’attaquait à des sujets plus difficiles et excellait dans les portraits : ses amies de classe, saisies dans des poses toutes simples, avec ressemblance. Nous avons vu ses dessins : technique parfaite, une élève d’Ingres oubliée. Comment ce type de talent — la petite formation d’aquarelliste, l’étude d’après nature — avait-il pu se transmettre depuis cette époque lointaine où, dans le silence des casernes, les filles d’officier attendaient en peignant, à côté de leur fenêtre, un jeune cavalier entraperçu, qui peut-être repasserait dans la rue et regarderait la croisée ?
Elle représentait les chevaux à la perfection. Cette héroïne de l’autre siècle s’éteignait peu à peu dans le nôtre. Son travail à l’école avait été une catastrophe. Elle n’avait jamais pu apprendre à lire. Maher savait qu’il y avait plus d’illettrés qu’on ne pense chez les gens de son âge. Il en avait vu à Saint-Denis. Mais qu’il en existât parmi ces enfants « bien élevés », si éduqués, il ne l’aurait pas soupçonné. Jeanne avait redoublé plusieurs classes. Elle n’écoutait rien, griffonnait des lignes qui ne voulaient rien dire. Chaque soir, son père racontait de belles histoires en costumes : Louis XIV poussant dans les jardins de Versailles la chaise de Le Nôtre, Stanislas Leczinsky annonçant à sa fille qu’elle serait reine de France, Louis XVI embrassant le bailli de Suffren et des combats, Poitiers, Crécy, le honteux traité de Troyes, l’entrevue de Vaucouleurs. Cette mauvaise élève savait tout. Son père racontait mieux que n’importe quel livre. Lui, il avait toujours trouvé sa fille tellement en avance, tellement fine et drôle. Qu’importe ce que disaient les professeurs ! Pourquoi se presser d’apprendre à lire, à quoi bon savoir faire des divisions, à neuf ans ?
Que vit-elle de Maher, garçon de nulle part qui voulait l’emmener partout, et qui aimait lire, et qui avait tant d’argent ? Elle lui raconta, le premier jour, la bataille de Marengo : « La bataille est perdue, nous avons le temps d’en gagner une autre. » Cela s’écoutait comme de la poésie, s’était dit Maher, ces épopées, ces histoires, ces mots qui claquaient.
« Où l’as-tu rencontrée ?
— Au musée de Nancy. Dans la même salle, par hasard, devant l’Annonciation de Caravage. Elle avait sorti de son cartonnier une feuille blanche et copiait le visage de l’ange à la sanguine. Je prenais des notes dans mon carnet. »
Il avait manqué à Maher de croiser une fille comme en rencontrent les garçons de vingt ans, une fille qui s’amuse, avec une grande intelligence laissée libre, belle comme un beau portrait, et une parfaite excentrique. Elle avait été pour lui « celle qui ne sait pas écrire ». Par une immense fenêtre de la salle du musée, ils avaient contemplé ensemble la grande place dorée, la couleur si froide du ciel, la statue du roi de Pologne.
« À Nancy, je lui avais dit que je la reverrais. Le lendemain de notre rencontre, je suis passé la chercher chez elle, à Metz. Ses parents m’ont pris pour un extravagant. Cela ne leur déplaisait pas. Nous sommes partis pour une promenade d’un après-midi. Une heure plus tard, nous leur avons téléphoné : nous ne rentrerions que dans quinze jours. Ils n’ont pas posé la moindre question. Quinze jours plus tard, ils ont vu ma voiture revenir, ils ont embrassé leur fille en faisant un compliment sur la nouvelle bague qu’elle portait. Le diamant bleu offert à Laura Bagenfeld par Howard Hughes allait connaître une seconde vie, entre deux mondes qu’il avait jusque-là peu vus, la banlieue et la province. Ses parents semblaient contents de la voir se “fiancer” jeune, ils ne la laisseraient pas seule.
« Nous sommes descendus vers le sud, en parlant sans arrêt. Nous nous sommes arrêtés ici, à Uzès. Ces souvenirs, on ne me les arrachera pas. C’est à ces instants que je penserai au moment de mourir. Je revois la nuit où nous étions partis d’Uzès, pour rouler droit vers la mer. Comment nous avons atteint la plage du côté d’Aigues-Mortes, ce qu’elle a dit à ce moment-là, le bruit de l’eau sur les cailloux, l’air frais. Vous connaissez le bruit que fait la mer la nuit, l’eau noire. On se dit qu’elle est trop froide pour s’y baigner, on plonge malgré tout. À l’intérieur de la voiture, j’avais des gâteaux et des piles de livres. Des bidons de jus d’orange, à côté de sacs d’oranges, des serviettes de bain en gros coton américain, tout ce qu’il faut pour être heureux. C’était notre bateau, avec du ravitaillement, des cordages roulés avec soin, des outils, pas de boussole, les étoiles. »
Nous remontions à contre-courant la vie de notre ami. Jeanne et lui étaient si parfaitement beaux, si étrangement unis. Maher avait charmé les parents de la jeune fille, et leur non-conformisme de grands seigneurs bohèmes trouvait son compte à ce gendre si singulier. Un « Beur » : ils ne lisaient pas les journaux, n’avaient pas la télévision et plus d’amis depuis dix ans, le mot ne leur disait rien. Malgré l’obscurité de ses origines, pour eux qui avaient l’air d’émerger de la nuit des temps, le « futur » de leur fille allait être « un jeune homme qui aime le passé », ce qui, à tout prendre, leur allait mieux qu’un garçon « plein d’avenir ».
Nous avons quitté la Place-aux-Herbes pour nous promener jusqu’à la tour Fénestrelle. Le visage de Maher nous apparaissait, en passant de l’ombre au soleil, d’une rue à l’autre, avec autant de netteté que le jour de l’enterrement de Konrad. Dans notre souvenir, il ressemble à Konrad mort. Le jour des funérailles de Konrad, nous avions déjà regardé Maher très longuement, pour nous empêcher d’avoir l’air ému. Pourquoi était-il venu dire adieu au traître ? Et nous, quelle fidélité nous avait conduits à cette cérémonie ? C’était dans un village de Saxe où les maisons ressemblent à des temples. En costume noir, col roulé noir, Maher s’était assis dans un coin, le front dans les mains. Dans la chapelle funéraire des princes de Faulx, sa silhouette ajoutait une statue. Son visage mi-italien mi-berbère lui donnait l’air d’un roi mage arrivé trop tard devant le Christ déjà mort.
Pourquoi restions-nous tous les trois attachés à Konrad ? Fascination de notre couple, qui se croyait profond, pour cet être qui se voulait léger et nous amusait toujours avec son apparent manque de recul et de réflexion ? Et puis, il était mort dans notre maison. La lumière d’Uzès est propice à observer les visages et à évoquer les ombres. Konrad avait dans les yeux quelques reflets de ces petites rues allemandes traversées en suivant son convoi. Sa simplicité, son bon sens, son snobisme, s’expliquaient là. Il fallait imaginer, derrière lui, son « arrière-pays » : ce village du fond de l’Europe, ce château aux pièces sans nombre, la statuette d’Enée et Anchise, son colosse de père, cette chapelle aussi, découverte le matin de son enterrement. Maher, lui, se détachait sur un second plan de mystère, de brume, de pays aux contours flous : les montagnes de Suisse, les lacs d’Italie, la Tunisie et les façades de béton de la banlieue parisienne.