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— Avec la collection qu’il avait, c’était bien le moins…

— Je me suis toujours demandé si ce n’était pas le goût de ses conseillers, la mode, qui le guidaient dans ses achats. Vous avez lu sa correspondance avec Berenson ? Vous ne trouvez pas ? J’ai peine à croire au vrai sens artistique de Bagenfeld, ce sage des années folles, ce marchand d’aspirateurs plein d’aspiration, cet aventurier raffiné bâtisseur de raffineries…

— Arrête, Maher, c’est Konrad qui parle.

— Non, les journaux de l’époque. Un dossier de coupures de presse dans la bibliothèque de Paris montre qu’on n’était pas très tendre avec lui. Ensuite, on s’avisa que les Bagenfeld étaient juifs, mais ce fut surtout après la mort d’Évariste. J’en reviens à l’histoire avec Eulalie Milpois.

— Eulalie, Sidonie, il faut vraiment qu’elles se rencontrent.

— Évariste, durant son voyage de noces à Florence…

— Ah tiens ?

— Oui à Florence, en visitant, avec Laura, le musée des Offices, où pourtant il était venu bien des fois avec son père, a remarqué la Madone de Lippi, celle qu’on appelle « la plus belle femme de Florence ». Au lieu de tomber amoureux de sa femme, ce qui était déjà fait, Évariste s’est épris du tableau.

— Quel rapport avec Eulalie ?

— Il a rencontré Eulalie à Paris un an plus tard. Elle avait dix-huit ans. Vous la voyez aujourd’hui mes amis, vous vous moquez ; à l’époque, elle était la recréation exacte de cette femme de la Renaissance. C’était la mode de dire aux femmes qu’elles ressemblaient aux peintures. Le cubisme a marqué une rupture de ce point de vue. Évariste, faute de posséder le tableau des Offices… vous voyez ?

— S’était consolé ?

— Pas sûr. Laura aurait-elle conservé Eulalie Milpois à son service durant ces dizaines d’années si elle avait été la maîtresse de son mari ?

— Elle a peut-être pris plaisir à faire d’elle ce vieux tableau inoffensif ?

— Elles étaient devenues amies. Eulalie s’est passionnée pour la peinture. La collection Bagenfeld est la grande affaire de sa vie, plus que d’avoir séduit un yachtman désœuvré qui prétendait qu’elle ressemblait à une madone. À moitié vraie, à moitié fausse, cette histoire me plaît. J’ai de la tendresse pour mademoiselle Milpois. »

Dans un recoin de la cave, nous avons trouvé une cassette dont la bande magnétique était dévidée. Nous nous en sommes saisis, comme d’un talisman. Une relique que nous garderions de Saint-Denis. Chez nous, sans trop savoir pourquoi, nous l’avons rembobinée, regardée, comme si nous pensions que le secret de cet après-midi serait inscrit sur ce ruban. Bien sûr, la cassette était vierge, pas de trésor : rien ne sortirait pour nous de cette ville où tout le monde avait l’air mort, et dont les seules curiosités sont des tombeaux.

Le bonheur ne va pas sans un minimum d’architecture ni d’horizon. On ne voyait pas loin, sous ces halls de béton tagués de La Plaine-Saint-Denis. Dans notre souvenir, rien ne s’est embelli ni ne s’est modifié, aucune couleur n’est devenue plus chaude ; ces événements ont pris, malgré eux, la teinte de la semaine précédente, dans cette île des Gilbert, les couleurs de ces plages où s’engouffraient le bruit des alizés, de la terre qui rougissait nos pieds, les odeurs de fruits verts emportées par la mer. Notre peau, dans cet immeuble, cette cave où l’on entendait la pluie, avait conservé le sel de l’océan et la brûlure du soleil du Pacifique. Maher avait l’air de partir à la recherche de son passé, de ce qui aurait dû être son passé et qu’il n’avait pas connu — entre cette salle où il avait vécu son enfance, sans la regarder, sans en sentir l’obscurité, et les rivages de l’Afrique d’où était venu son père. Maher, navigateur du temps de Simbad, d’île en île, cherchait les traces des combats auxquels il aurait participé, si le destin l’avait voulu, de gens qu’il aurait rencontrés s’il avait abordé ces côtes en d’autres temps. Nouveau Télémaque, prince pacifique et pitoyable, à la recherche d’Ulysse, son guerrier de père, exilé qui a toutes les cartes sous les yeux mais ne sait pas où se situe son propre royaume.

CHAPITRE 4

Les aventures du roi Teutobodus

Le lendemain, Maher insista pour que nous allions à l’inauguration d’une stèle commémorative du maréchal Ney, sur l’esplanade des Invalides. Un attroupement d’une trentaine de lodens et de vestes matelassées s’était formé. À la tribune, drapée de tricolore, nous avons d’abord mal discerné, car nous arrivions par le côté, quel pouvait être l’orateur. Maher ne nous avait rien dit. C’était Sidonie Coignet, vêtue comme toujours en jaune, bleu, blanc et noir, pour la « contre-hermine », ses couleurs. Au moment où nous la reconnûmes, l’orage que la coupole, paratonnerre trop doré, semblait appeler de ses vœux, éclata. Elle tonnait plus fort que les éléments :

« C’est pourquoi, en l’honneur du brave des braves, nous sommes ce soir réunis. Puisse cette plaque, aujourd’hui dévoilée, montrer l’éternel attachement des soldats de la Grande Armée, et de nous tous, leurs descendants, à la figure de celui qui fut leur chef, leur modèle, leur martyr. Ney, duc d’Elchingen, prince de la Moskova, regarde-nous : venus de toute la France pour honorer ta mémoire et ton courage malheureux, nous sommes fiers d’appartenir à la grande armée des disparus, à la grande armée du souvenir et de la fidélité. » Ce n’était pas mal tourné. Un triple coup de tonnerre fracassa la fin du discours. Des musiciens lancèrent une marche, la petite troupe des fidèles, Sidonie la première, du haut de son estrade reprit en chœur :

« Veillons au salut de l’Empire Veillons au maintien de nos droits… »

Un rythme d’une lenteur et d’une gravité funèbres. Il pleuvait à seaux. Dans l’assistance, une seule personne avait un parapluie : au premier rang, le nouveau baron Coignet-Senbakoki, que l’amour n’avait pas rendu imprévoyant, électrisé par ce morceau d’éloquence occidentale, chantait à tue-tête :

« Liberté, Liberté, nous sommes venus vous rendre hommage… » Car il disait « vous » à la Liberté.

Une demi-heure plus tard, tandis que nous nous séchions devant la cheminée d’un restaurant, nous bavardions, Maher, les Coignet et nous deux :

« Oui, je suis membre depuis trente ans et présidente depuis dix-sept de la Société des Amis de la Grande Armée. L’organisation, malgré son intérêt public, sommeillait un peu, il faut l’avouer, jusqu’à ce que Matsuyo nous aide. Il nous a donné quelques crédits, nous organisons de petites choses. C’est tellement adorable ! On se moque de nous, mais si vous saviez comme ça m’est égal ! Nous n’avons de compte à rendre à personne ! »

Le brave homme grogna et n’ajouta rien.

« Vous êtes bonapartiste ? fit Maher.

— Même furieusement napoléoniste ! J’y crois. C’est de famille. Toi aussi, Maher, tu devrais être bonapartiste, c’est fait pour toi !

— Je pense, Sidonie, qu’à moins de se prendre pour Napoléon, il est difficile d’être bonapartiste.

— Ah, parce que tu ne te prends pas pour Napoléon toi, peut-être ? Tu serais bien le seul. Tu devrais te prendre pour Napoléon. Il est parti de presque rien, comme toi, il n’était pas vraiment français, ou, enfin, de fraîche date si tu préfères, pardonne-moi, mais c’est un peu ton cas à toi aussi, comme toi il avait sa légende pleine de mensonges, croyait à son étoile et a tout fait très vite. Tu es le Bonaparte des arts, on ne te l’avait jamais dit ?