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Et pourquoi l’humanité s’était-elle détournée de cette ancienne foi ? se demanda-t-il. Dans une certaine mesure, elle existait encore quand la race humaine avait été emportée ailleurs. Il y en avait encore des traces dans les premiers écrits de son grand-père, dans le premier journal. Elle existait peut-être encore chez les Indiens, dans un contexte légèrement différent, bien que son contact avec eux ne l’ait jamais révélé. Certains jeunes hommes – peut-être même tous – formaient secrètement des associations symboliques avec des objets pris dans le monde naturel. Mais il était douteux que ce genre de comportement puisse être décrit comme un acte de foi quelconque. En tout cas, c’était quelque chose dont personne ne parlait et il disposait donc évidemment de fort peu d’informations à ce sujet.

Les gens qu’on avait laissés sur Terre n’étaient pas ceux qu’il aurait fallu laisser, pensa-t-il. Si une autre partie de l’humanité avait été épargnée par ce qui avait emporté la race humaine, l’ancienne foi serait peut-être encore florissante, et peut-être même plus forte que jamais. Mais, chez les siens et chez les autres personnes de cette nuit fatidique dans la grande maison qui surplombait le fleuve, la foi était déjà usée, rien de plus qu’une convention civilisée à laquelle ils s’étaient conformés avec tiédeur. Peut-être même y avait-il eu un temps où la foi signifiait quelque chose ? Mais, au cours des siècles qui avaient suivi sa conception et sa gloire, on l’avait laissé perdre son éclat, perdre sa force, sa vigueur, et ne devenir que l’ombre de ce qu’elle avait été. Elle avait été victime de la mauvaise administration humaine, des concepts tout-puissants de propriété et de profit. Elle s’était manifestée dans de majestueuses constructions remplies de pompe et d’éclat, au lieu d’être nourrie dans le cœur et l’esprit de l’homme. Et maintenant, on en était venu à ceci : à ce qu’elle ne soit maintenue en vie que par des êtres qui n’étaient même pas humains, par des machines auxquelles, grâce à sa technologie, l’homme avait accordé une apparence humaine par vanité.

Il gagna le sommet de la crête et vit que les arbres se faisaient maintenant de plus en plus rares et qu’ils ne bouchaient plus la vue. Les nuages noirs de l’orage montaient de plus en plus haut dans le ciel et avaient englouti le soleil. La maison était là, droit devant, et il se mit en marche dans sa direction d’un pas plus rapide qu’à l’accoutumée. Il avait ouvert le journal ce matin, et il était resté ouvert sur le bureau, mais il n’y avait rien écrit. Il n’avait rien trouvé à noter ce matin, mais maintenant, il allait avoir beaucoup à y mettre – la visite d’Horace Nuage Rouge, l’extra-terrestre du ravin et son étrange quête, le désir d’Étoile du Soir de lire les livres et l’invitation qu’il lui avait faite de venir vivre avec lui et Martha. Il allait écrire un peu avant le dîner et reviendrait s’asseoir dans son bureau après le concert du soir pour finir de relater les événements de la journée.

Les arbres à musique étaient en train de s’accorder, et l’un des jeunes arbres ne donnait rien de bon. Derrière la maison, un robot forgeron martelait bruyamment du métal – travaillant, selon toute vraisemblance, sur une charrue. Il se souvenait que Thatcher lui avait dit qu’on avait apporté tous les socs pour les remettre en état en prévision de la venue du printemps et de la nouvelle saison des semailles.

La porte du patio s’ouvrit. Martha sortit et descendit le sentier à sa rencontre. Elle était belle, pensa-t-il en la regardant. De bien des façons plus belle que le jour, si lointain maintenant, où ils s’étaient mariés. Leur vie ensemble avait été bonne, nul homme n’aurait pu en souhaiter de meilleure. Une reconnaissance chaleureuse pour la plénitude de leur vie l’envahit.

— Jason ! cria-t-elle en se hâtant à sa rencontre. Jason, c’est John ! Ton frère, John, est à la maison !

6.

(Extrait du journal du 2 septembre 2185)… Je me demande souvent pourquoi nous avons été laissés sur Terre. Si les Autres ont été enlevés – ce qui semble beaucoup plus probable que l’hypothèse de leur départ volontaire –, par quel tour du destin ou de la chance les personnes de cette maison ont-elles été épargnées par la puissance qui a été à l’origine de cet enlèvement ? Les moines et les frères du monastère en bas de la route, à deux kilomètres de la maison, ont été enlevés. Les gens de la station agricole – un village de bonne taille en lui-même, un kilomètre plus loin – ont été enlevés. Le grand complexe d’appartements à huit kilomètres en amont du fleuve habité par les hommes chargés de la pêche a été vidé. Nous sommes les seuls qu’on ait laissés.

Je me demande parfois si les privilèges sociaux et financiers dont bénéficiait ma famille au cours du siècle dernier, et même avant, ont pu jouer un rôle – si nous n’étions pas, en quelque sorte, hors d’atteinte pour cette puissance surnaturelle, de la même façon que la misère, les restrictions et le besoin que la surpopulation faisait régner sur terre ne nous avaient pas atteints (en fait, nous avions même bénéficié d’eux). L’accroissement de la misère et des privations pour le grand nombre entraînant l’accroissement simultané des richesses et du confort d’une minorité qui se nourrit de la misère semble être une règle sociale. Cette minorité n’est peut-être pas consciente de se nourrir de la misère des autres, elle ne le souhaite peut-être même pas, mais c’est pourtant ce qu’elle fait.

C’est évidemment un sentiment rétrospectif de culpabilité qui me force à me demander ceci, mais je sais bien que ce ne peut être vrai car de nombreuses familles autres que la nôtre s’engraissaient de la misère d’autrui et elles n’ont pas été épargnées. Si épargnées est le mot qui convient. Nous n’avons bien entendu aucune idée du sens de l’enlèvement. Il peut avoir signifié la mort, ou peut-être le transfert en un autre endroit, ou en plusieurs autres endroits, et si cette hypothèse est la bonne, le transfert a peut-être été une bénédiction. Car, à cette époque, la Terre n’était pas du tout le genre d’endroit que la majorité des gens auraient choisi comme résidence. Toute la surface du sol, et même une partie de la surface marine, ainsi que toutes les ressources d’énergie étaient consacrées à maintenir en vie, et tout juste, les hordes qui peuplaient la Terre – tout juste n’est pas un euphémisme car les gens avaient à peine de quoi manger, à peine assez de place pour vivre, à peine assez de vêtements pour couvrir décemment leurs corps.

Qu’on ait accordé à ma famille et à d’autres familles semblables le privilège de conserver des portions relativement importantes d’espace vital qu’ils avaient aménagées pour leur usage personnel bien avant l’augmentation catastrophique de la pression démographique n’est qu’un exemple des injustices d’alors. Que la tribu de Leech Lake, qui a aussi été épargnée par la puissance surnaturelle, ait vécu dans un espace relativement important et peu peuplé peut être expliqué d’une manière différente. Les terres dans lesquelles on les avait forcés à vivre, des siècles auparavant, étaient pour la plupart sans valeur, mais, peu à peu, l’implacable force des pressions économiques en avait diminué la surface et, en fin de compte, on leur aurait sans doute tout retiré et on les aurait rejetés dans l’anonymat du ghetto général – mais en fait, depuis le début ils avaient toujours vécu, par certains côtés, dans un ghetto.