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C’était la première fois qu’un être humain venait chercher refuge et aide dans cette maison au cours des nombreuses années que les robots avaient passées dans le monastère. Mais c’est normal, pensa-t-il, car cet endroit avait historiquement été un lieu de refuge et d’aide pendant des siècles. Un frisson le parcourut, un frisson d’émoi et de dévotion. C’était une charge qu’ils devaient accepter, un devoir, une obligation qu’ils avaient à remplir. Il fallait des couvertures pour réchauffer ce jeune homme, de la nourriture chaude, du feu, un lit – et il n’y avait ici ni couverture, ni nourriture chaude, ni feu. Cela faisait des années qu’il n’y en avait plus puisque les robots n’en avaient pas besoin.

— Nicomède ! cria-t-il. Nicomède !

Ses cris résonnèrent entre les murs, comme si d’anciens échos avaient été réveillés par magie, des échos qui attendaient depuis nombre et nombre d’années.

Il entendit un bruit de pas précipités. Une porte s’ouvrit brusquement et ils arrivèrent en courant.

— Nous avons un hôte, dit Ézéchiel. Il est blessé, et nous devons nous occuper de lui. Que l’un de vous coure à la maison et trouve Thatcher. Dites-lui que nous avons besoin de nourriture, de couvertures et d’un moyen de faire du feu. Qu’un autre casse un peu de mobilier et le mette dans la cheminée. Tout le bois que nous pourrions ramasser dehors est mouillé. Mais essayez de choisir les pièces qui ont le moins de valeur ! Peut-être de vieux tabourets, une chaise ou une table cassée.

Il les vit partir et entendit claquer la porte extérieure quand Nicomède plongea dans la tempête pour monter jusqu’à la maison.

Ézéchiel s’accroupit à côté du banc et garda les yeux fixés sur le jeune homme. Sa respiration était régulière et son visage avait un peu perdu de la pâleur qui avait percé sous le hâle. Maintenant que la pluie ne la nettoyait plus, du sang suintait de la coupure et coulait sur son visage. Ezéchiel l’essuya doucement avec l’un des coins de sa robe trempée de pluie.

Il éprouvait une profonde et durable impression de paix intérieure, de plénitude, un sentiment de compassion et de dévouement envers l’homme qui gisait sur le banc. Il se demandait si c’était là le véritable rôle des personnes – ou des robots – qui habitaient cette maison : non pas la vaine recherche de la vérité, mais le secours de ses semblables ? Mais il savait que ce n’était pas tout à fait vrai, pas de la manière dont il le disait. Car ce n’était pas l’un de ses semblables qui gisait sur le banc, ce ne pouvait pas être l’un de ses semblables, un robot n’était pas le semblable d’un homme. Mais, si un robot remplaçait l’homme, s’il prenait la place de l’homme, s’il suivait l’enseignement de l’homme et essayait de reprendre la tâche que l’homme avait abandonnée, n’était-il pas, dans une certaine mesure, le semblable des êtres humains ?

Il s’arrêta, consterné.

Comment pouvait-il penser, même après le plus intelligent raisonnement, qu’un robot puisse être le semblable d’un être humain ?

Vanité, cria-t-il en lui-même. Faire preuve de vanité présomptueuse serait sa mort – sa damnation.

Et sa consternation redoubla, car comment un robot pouvait-il se croire digne de la damnation ?

Il n’était rien, rien, rien. Et pourtant, il singeait l’homme. Il portait une robe, s’asseyait quand il n’avait besoin ni de porter une robe, ni de s’asseoir. Il fuyait l’orage quand ses pareils n’avaient nulle raison de fuir puisqu’ils ne craignaient ni l’humidité, ni la pluie. Il lisait les livres que l’homme avait écrits et essayait d’arriver à comprendre là où l’homme avait échoué. Il adorait Dieu : c’était peut-être là le plus grand blasphème, pensa-t-il.

Il s’accroupit sur le sol, près du banc, laissant monter en lui la peine et l’horreur.

8.

Jason se dit qu’il n’aurait pas reconnu son frère s’il l’avait rencontré par hasard. Il avait la même stature, le même maintien dur et fier qu’autrefois, mais son visage était dissimulé par une barbe terne et grisonnante. Il y avait aussi autre chose – une froideur des yeux, une raideur du visage. L’âge n’avait pas adouci John, il l’avait façonné, durci, et lui avait donné une tristesse qu’il n’avait pas naguère.

— John ! dit-il en s’arrêtant sur le seuil. John, nous nous sommes si souvent demandé…

Il s’interrompit, les yeux fixés sur cet étranger qui se trouvait dans la pièce.

— Ne t’en fais pas, Jason, Martha non plus ne m’a pas reconnu, répondit son frère. J’ai changé.

— Je t’aurais reconnu, dit Martha. Avec un peu de temps, je t’aurais reconnu. C’est à cause de ta barbe.

Jason traversa rapidement la pièce, saisit la main tendue de son frère, lui passa un bras autour des épaules et l’attira à lui en le tenant fermement.

— C’est bon de te revoir, dit-il. Tellement bon que tu sois de retour. Cela fait si longtemps…

Ils se séparèrent, reculèrent un peu et restèrent un moment immobiles l’un en face de l’autre, silencieux, chacun examinant l’autre, cherchant en lui l’homme qu’il avait connu.

Finalement, John dit :

— Tu as bonne mine, Jason. Je savais que je te trouverais en forme, tu as toujours su prendre soin de toi, et tu as Martha qui s’occupe de toi. Ce sont certains des nôtres que j’ai rencontrés qui m’ont dit que tu étais resté à la maison.

— Il fallait que quelqu’un le fasse, lui dit Jason. Ça n’a pas été une privation, nous nous sommes fait une bonne vie. Nous avons été heureux ici.

— J’ai souvent demandé de tes nouvelles, dit Martha. J’ai toujours demandé de tes nouvelles, mais personne ne semblait rien savoir.

— Je suis allé très loin vers le centre, répondit John. Il y avait là-bas quelque chose que je voulais découvrir. Je suis allé plus loin vers le centre qu’aucun des nôtres. Quelques-uns d’entre eux m’ont dit ce qui se trouvait là-bas, ou plutôt ce qu’il pouvait bien y avoir car ils ne savaient pas vraiment. J’ai eu l’impression qu’il fallait que quelqu’un aille voir, et aucun des nôtres n’était prêt à le faire. Il fallait que quelqu’un y aille. Il fallait que quelqu’un y aille comme il fallait que quelqu’un reste à la maison.

— Asseyons-nous, proposa Jason. Tu as beaucoup à nous dire, installons-nous confortablement. Thatcher va nous apporter quelque chose et nous pourrons bavarder. As-tu faim, John ?

Son frère fit signe que non.

— Quelque chose à boire, peut-être ? Toute la vieille réserve est partie, mais certains de nos robots se débrouillent pour faire un truc quelconque. Si on le fait vieillir correctement et si on en prend soin, ce n’est pas trop mauvais. Nous avons essayé de faire du vin, mais ce n’est pas la région, le sol ne s’y prête pas et le soleil n’est pas assez fort. Le résultat est toujours médiocre.

— Plus tard, dit John. Une fois que je t’aurai parlé, nous pourrons boire quelque chose.

— Tu es parti découvrir cette chose malfaisante, dit Jason. Ce doit être cela. Nous savons qu’il y a quelque chose de malfaisant par là-bas. On nous a prévenus il y a déjà quelques bonnes années. Personne ne savait ce que c’était – ni même si c’était vraiment malfaisant. Tout ce qu’ils savaient, c’est que cela avait une sale odeur.

— Ce n’est pas malfaisant, lui répondit John. C’est pire que cela : une grande indifférence. Une indifférence intellectuelle. Une intelligence qui aurait perdu ce que nous appelons l’humanité. Qui ne l’a peut-être pas perdu, d’ailleurs, car elle ne l’a peut-être jamais eu. Mais ce n’est pas tout. J’ai retrouvé les Autres.

— Les Autres ! cria Jason. Ce n’est pas possible ! Personne n’a jamais su. Personne n’avait la moindre idée…