— Je ne sais pas pourquoi, dit Jason, mais quand tu parles des Autres, j’ai l’impression que tu décris une monstrueuse race étrangère et non l’humanité. Sans connaître les détails, ils ont l’air terrifiants.
— Pour moi, ils le sont, dit John. Vraisemblablement pas par des aspects isolés de leur culture – car certains côtés peuvent en être agréables – mais à cause de l’irrésistible impression d’arrogance qu’elle donne. Pas tant par leur puissance – bien qu’ils soient puissants – que par l’arrogance pure d’une espèce qui considère tout comme une propriété que l’on peut manipuler et utiliser.
— Et pourtant, c’est notre race ! dit Martha. Nous nous sommes tous si longtemps interrogés à leur sujet, si longtemps inquiété. Nous nous sommes tellement demandé ce qui pouvait leur être arrivé, nous avons eu tellement peur pour eux ! Nous devrions être heureux de les avoir retrouvés, heureux de voir qu’ils se sont si bien débrouillés.
— Nous le devrions peut-être, dit Jason. Mais bizarrement, je n’y arrive pas. S’ils restaient là où ils sont, cela ne me ferait sans doute pas le même effet. Mais John dit qu’ils reviennent sur Terre. Nous ne pouvons pas les laisser revenir, imagine un peu ce que cela donnerait ! Ce qu’ils feraient de la Terre et de nous-mêmes !
— Nous pourrions avoir à partir, dit Martha.
— Nous ne pouvons pas faire ça, dit Jason. La Terre fait partie de nous. Pas seulement de toi et moi, mais aussi des nôtres. La Terre est notre lien, notre point fixe. Elle nous lie les uns aux autres – nous tous, même ceux des nôtres qui ne sont jamais venus ici.
— Pourquoi a-t-il fallu qu’ils repèrent la Terre ? demanda Martha. Comment ont-ils pu la localiser alors qu’ils étaient perdus au milieu des étoiles ?
— Je ne sais pas, dit John. Mais ils sont intelligents. Très vraisemblablement beaucoup trop intelligents. Leur astronomie, de même que toutes leurs sciences, dépasse largement tout ce que l’homme osait rêver lorsqu’il se trouvait encore sur Terre. Ils se sont débrouillés pour passer toutes les étoiles au crible jusqu’à ce qu’ils aient découvert et identifié le vieux soleil ancestral. Ils ont des vaisseaux qui leur permettent de venir ici. Ils ont prospecté et exploité de nombreux autres soleils.
— Cela leur prendra peut-être longtemps pour venir ici, dit Jason. Nous aurons du temps pour décider de ce que nous devons faire.
John secoua la tête :
— Pas avec le genre de vaisseaux qu’ils possèdent. Ils voyagent à une vitesse qui excède de nombreuses fois celle de la lumière. Leur vaisseau de reconnaissance était déjà parti depuis un an quand j’ai découvert ce qu’il en était. Il peut arriver d’un moment à l’autre.
11.
(Extrait du journal du 19 avril 6135)… Aujourd’hui, nous avons planté les arbres que Robert a rapportés d’une des étoiles situées bien au-delà de la Bordure. Nous les avons très soigneusement plantés sur le petit tertre, à mi-chemin entre la maison et le monastère. Bien entendu, ce sont les robots qui les ont plantés, mais nous étions présents, apportant une surveillance inutile, faisant en fait une petite cérémonie tranquille de l’événement. Il y avait Martha, moi-même et Robert. Il s’est trouvé que Andrew, Margaret et leurs enfants nous ont fait une petite visite à ce moment-là, et Thatcher nous les a envoyés. Nous étions donc tout un groupe.
Ce soir, assis ici, je me demande comment les arbres vont se développer. Ce n’est pas la première fois que nous tentons d’introduire une plante étrangère sur le sol terrestre. Il y a eu, par exemple, la poignée de graines de céréales que Justin a rapportée d’au-delà de Polaris, et les tubercules que Célia a ramassés dans un des autres systèmes de la Bordure. Tous deux auraient fourni des plantes nourricières bienvenues à ajouter à celles que nous avons déjà. Mais, nous les avons perdues dans l’un et l’autre cas. Le grain a maigrement produit pendant quelques saisons, donnant de moins en moins, et la dernière année, quand nous avons planté le peu que nous avions, il n’a pas du tout germé. Je soupçonne notre sol de manquer de quelque facteur vital, peut-être de certains minéraux, d’une bactérie étrangère, ou de formes microscopiques de vie animale nécessaire au développement des plantes étrangères.
Bien entendu, nous prodiguerons tous nos soins aux arbres et nous les surveillerons attentivement, car ce serait merveilleux de pouvoir les garder en vie et d’arriver à les faire pousser. Robert les appelle « arbres à musique » et dit qu’ils poussent par gros bosquets sur leur planète natale. Ils donnent leurs concerts le soir – mais il est très difficile de dire pourquoi ils jouent car aucune autre forme de vie capable d’apprécier la bonne musique n’existe sur cette planète. Peut-être jouent-ils pour eux-mêmes, ou les uns pour les autres, chaque groupe écoutant et appréciant à son tour le jeu de son voisin.
Je soupçonne que leur jeu a peut-être d’autres causes, que Robert, satisfait d’être assis à écouter et peu disposé à beaucoup s’interroger sur la raison d’être de la musique, n’a pas saisies. Mais, quand j’essaie de penser à ces causes possibles, pas une seule ne me vient à l’esprit. Évidemment, notre expérience et notre histoire sont bien trop limitées pour que nous essayions de comprendre les motivations des autres formes de vie de la galaxie.
Robert n’a pu rapporter qu’une demi-douzaine de jeunes arbres d’environ un mètre de haut. Il les avait soigneusement déterrés et il avait utilisé ses vêtements pour envelopper les racines, ce qui fait qu’il est arrivé complètement nu sur Terre. Mes vêtements sont un peu trop grands pour lui, mais étant donné le genre d’homme qu’il est, toujours prêt à rire de lui-même, cela ne semble guère l’affecter. Les robots s’activent à lui fournir une garde-robe et il quittera la Terre beaucoup mieux équipé en matière de vêtements qu’il ne l’était avant de se dépouiller pour envelopper les arbres.