En descendant l’escalier, il se dit qu’elle avait tort. Il savait qu’elle devait avoir tort. Elle disait cela pour essayer de le rassurer. Cela ne se passerait pas bien. Avec le retour des Autres sur la Terre, la vie allait changer, elle ne serait plus jamais la même.
Quand il parvint dans le patio, le vieux Bowser sortit en titubant de derrière la cuisine. Le chien plus jeune qui l’accompagnait d’habitude dans ses promenades était invisible – et les autres aussi. Ils dormaient quelque part, ou bien chassaient le raton-laveur ou essayaient d’attraper quelque souris dans le maïs. La nuit était calme, assez froide, donnant une impression à la fois glaciale et mélancolique. Suspendue à l’ouest du ciel, une lune mince dominait les falaises boisées qui bordaient le Mississippi. L’odeur légère et pénétrante des feuilles mourantes flottait dans l’air.
Jason descendit le sentier qui menait aux rochers surplombant le confluent des deux fleuves. Le vieux chien le suivit lourdement. Le croissant de lune n’éclairait presque pas, mais Jason se dit qu’il n’avait pratiquement pas besoin de lumière, il avait si souvent suivi ce sentier qu’il pouvait le retrouver dans le noir.
La terre était calme, se dit-il. Pas seulement ici, mais partout. Calme, se reposant après tous ces siècles mouvementés durant lesquels les hommes avaient coupé ses arbres, arraché ses minerais, labouré ses prairies, construit partout sur elle et pêché dans ses eaux. Après ce bref repos, tout allait-il recommencer ? Le vaisseau qui faisait route vers eux n’était qu’un vaisseau de reconnaissance pour retrouver la vieille Terre, pour s’assurer que les astronomes avaient fait des calculs corrects, pour la survoler et rapporter des informations. Et ensuite, se demanda Jason, qu’arrivera-t-il ? Les humains ne feraient-ils rien de plus, contents d’avoir satisfait une curiosité intellectuelle, ou bien, au contraire, réaffirmeraient-ils leur ancien droit de propriété – bien qu’il doutât fort que l’on ait jamais pu prétendre que l’homme possédait vraiment la Terre. Il s’en était plutôt emparé, l’arrachant aux autres créatures qui avaient sur elle autant de droits que lui, mais qui n’avaient pas l’intelligence – ou l’ingéniosité, ou le pouvoir – d’affirmer leurs droits. L’homme avait plutôt été l’intrus arrogant et envahissant que le propriétaire. Il s’était imposé par sa force d’esprit – qui pouvait être aussi détestable que la force musculaire – érigeant ses propres règles, assignant ses propres buts, établissant ses propres valeurs avec une indifférence totale pour les autres créatures vivantes.
Une ombre s’éleva hors d’un bosquet de chênes et s’enfonça dans un profond ravin, engloutie par l’obscurité et le silence dont elle faisait partie. Une chouette, se dit Jason. Il y en avait beaucoup, mais seul un promeneur nocturne pouvait les voir puisqu’elles se cachaient le jour. Quelque chose se glissa dans les feuilles et Bowser pointa une oreille, renifla, mais n’entama pas de poursuite – soit qu’il en sût trop, soit qu’il fût trop vieux et trop raide. Très probablement une belette. Ou peut-être un vison, bien que ce fût un peu trop éloigné de l’eau pour un vison. Trop gros pour être une souris, trop silencieux pour un lapin ou pour une loutre.
L’homme en venait à connaître ses voisins quand il ne les chassait plus, se dit Jason. Autrefois, lui-même les chassait comme l’avaient fait beaucoup d’autres une fois que les espèces sauvages avaient eu le temps de se repeupler, d’atteindre un nombre qui rendait la chasse raisonnable. Ils appelaient cela du sport, mais c’était simplement un euphémisme pour désigner la soif de sang que l’homme traînait derrière lui depuis les temps préhistoriques, à l’époque où la chasse était une question de vie ou de mort. L’homme, le frère des carnivores, le plus grand carnivore, pensa-t-il. Maintenant, il n’était nul besoin pour ses semblables de prendre pour cible leurs frères des bois et des marais. La viande était fournie par les troupeaux de bovins et de moutons, mais il supposait que cela revenait sans doute quand même à un mode de vie carnivore modifié. Même si l’on voulait chasser, il aurait fallu revenir à l’arc et aux flèches, ou à la lance. Les fusils étaient toujours dans leurs râteliers, méticuleusement nettoyés et huilés par les soins des robots, mais la réserve de poudre était épuisée depuis longtemps et il n’y avait aucun moyen de la renouveler sans beaucoup d’études et d’efforts laborieux.
Le sentier montait la colline jusqu’au petit champ où le maïs était mis en gerbes éparpillées et dans lequel poussaient des potirons. Dans un jour ou deux, les robots emporteraient les potirons pour les stocker en vue de l’hiver, mais le maïs serait probablement laissé en gerbes jusqu’à la fin de tous les autres travaux d’automne. On le rentrerait plus tard, ou, plus vraisemblablement, on l’égrènerait sur place, dans le champ, bien après la venue de la neige.
Dans le pâle clair de lune, les gerbes rappelaient à Jason un camp indien, et cette vue lui fit se demander si les robots avaient apporté la farine, le maïs, le bacon et les autres provisions au camp d’Horace Nuage Rouge comme il leur en avait donné l’ordre. Ils l’avaient sans doute fait, les robots étaient très méticuleux dans tous les domaines. Il en vint à se demander comme il l’avait souvent fait, ce que s’occuper de Martha et de lui, de la maison et de la ferme leur apportait. Ou même, d’ailleurs, ce qu’ils retiraient de quoi que ce soit… Ézéchiel, les autres robots du monastère, et ceux qui construisaient leur mystérieux projet en amont du fleuve ? Cet étonnement, il s’en rendait compte, provenait de l’ancienne conception de profit qui avait été l’obsession et le principal soutien de la race humaine, autrefois. On ne faisait rien si l’on n’en retirait pas quelque profit matériel. C’était un tort, bien entendu, mais parfois, la vieille habitude, la vieille manière de penser ressortait encore – et il se sentit légèrement honteux qu’elle surgisse encore.
Si les humains reprenaient possession de la Terre, l’ancienne conception du profit et les philosophies subsidiaires qui en découlaient seraient rétablies. En dehors des bénéfices qu’elle avait peut-être tirés de ses cinq mille ans de repos du fléau humain, la Terre ne serait pas mieux lotie qu’auparavant. Il n’y avait qu’une bien maigre chance, il le savait, pour qu’ils ne la revendiquent pas. Ils n’ignoraient pas, bien sûr, que la plupart de ses ressources étaient épuisées, mais cette considération elle-même ne rentrerait peut-être pas en ligne de compte. Il pouvait y avoir chez nombre d’entre eux (il ne pouvait pas en être sûr, John n’avait rien dit à ce sujet) le désir de revenir sur la planète ancestrale. Bien sûr, cinq mille ans devraient avoir été un laps de temps suffisant pour leur faire considérer comme leur propriété les planètes sur lesquelles ils vivaient maintenant, mais on ne pouvait pas en être sûr. Au mieux, la Terre serait très probablement soumise à des flots de touristes et de pèlerins revenant rendre un hommage sentimental à la planète mère de l’humanité.
Il dépassa le champ de mais et suivit une crête étroite jusqu’au promontoire rocheux qui dominait le confluent des fleuves. La lune décroissante éclairait ceux-ci et les rendait semblables à deux brillants rubans d’argent taillés dans les bois sombres de la vallée. Il s’assit sur son rocher habituel, s’enveloppant dans sa lourde cape pour se protéger de la fraîcheur du vent nocturne. Assis dans le silence et la solitude, il fut surpris de ne pas ressentir cette solitude. Et ceci parce qu’il était chez lui, pensa-t-il. Personne ne pouvait se sentir solitaire chez soi.
Bien sûr, c’était pour cette raison qu’il envisageait le retour des Autres avec une telle horreur. Il ne pouvait pas supporter l’invasion de son foyer, du pays dont il avait fait son territoire – de la même manière que les autres animaux délimitaient leurs droits territoriaux, non pas en vertu de quelque droit humain, non par un sens de propriété, mais simplement en vivant dans cet endroit. Il ne s’imposait pas, il ne disputait pas à tous ses petits voisins sauvages le droit d’utiliser et de parcourir le pays, il se contentait d’y vivre en paix.