Bien sûr, il sera peut-être possible, au fil des ans, de combler les trous, de se procurer ce que l’on aura oublié. Mais, au fur et à mesure que les années passent, ce sera de plus en plus difficile. Nous avons déjà eu de grandes difficultés quand nous avons rassemblé les livres. Il a sans cesse fallu rafistoler les camions que nous utilisions et, dans de nombreux cas, l’eau, les gelées et d’autres circonstances avaient détérioré les routes au point qu’elles étaient souvent presque impraticables. À certains endroit, nous avons même été obligés de faire de nombreux détours. Évidemment, les camions ne sont plus utilisables. Après un certain temps, même le rafistolage le plus sérieux n’a pu les maintenir en état de marche. Je présume que l’état des routes est encore pire maintenant, bien qu’elles puissent peut-être encore être empruntées par des chariots. Je prévois un temps (malgré tous nos efforts pour éviter une telle éventualité) où les hommes, cherchant un livre particulier ou plusieurs livres dont ils auront trouvé quelque référence, seront obligés de se mettre en route à pied ou en caravanes à travers les terres revenues à l’état sauvage, dans l’espoir de trouver une bibliothèque encore existante ou quelque autre dépôt renfermant peut-être encore les livres que nous aurions oublié d’inscrire sur nos listes.
D’ici là, d’ailleurs, les livres n’existeront peut-être plus. Même à l’abri dans les meilleures conditions, les intempéries, les rongeurs et les vers les atteindront dans les villes depuis longtemps désertes, et même si rien d’autre ne s’en mêlait, ils paieraient leur tribut au temps.
Nous avons fini par trouver et par transporter ici tous les livres qui figuraient sur nos listes. Nous avons rencontré de plus grands problèmes pour les objets d’art que nous avons cherché à sauvegarder, surtout parce que l’encombrement était bien plus considérable dans leur cas que dans celui des livres. Il nous a fallu douloureusement sélectionner, choisir avec le plus grand soin. Par exemple, combien pouvions-nous nous permettre de Rembrandt, sachant que chaque Rembrandt supplémentaire nous privait d’un Courbet ou d’un Renoir ? Précisément en raison de ce manque d’espace (aussi bien pour le transport que pour le stockage), nous avons été obligés de choisir les petites toiles de préférence aux grandes. Le même critère a été appliqué aux arts de toutes les catégories.
Parfois, quand je pense à tous les efforts, à toutes les œuvres de l’humanité que nous avons été forcés de laisser et qui sont à jamais perdues, j’en pleurerais…
15.
Horace Nuage Rouge resta accroupi devant le feu longtemps après le départ des deux hommes blancs. Il les avait vus partir, remonter le défilé qui menait vers les collines. Il les avait suivis des yeux jusqu’à ce qu’un tournant les dissimule. Quand ils avaient disparu, il était resté près du feu, sans bouger. La matinée était déjà très avancée, mais le camp était toujours dans l’ombre, le soleil n’étant pas monté assez haut dans le ciel pour que ses rayons dépassent le sommet des falaises escarpées. Le camp était silencieux, plus silencieux qu’à l’ordinaire – les autres savaient qu’il se passait quelque chose –, mais ils ne viendraient pas le déranger ici, près du feu, ils ne viendraient rien lui demander, ils attendraient qu’il vienne les mettre au courant. Les femmes vaquaient à leurs occupations habituelles, mais avec moins d’agitation, sans faire de bruits de casseroles et sans s’interpeller bruyamment. Les enfants étaient serrés les uns contre les autres en groupes calmes, chuchotants, pleins d’excitation contenue. Les autres n’étaient pas au camp ; peut-être certains travaillaient-ils dans les champs tandis que d’autres devaient pêcher ou chasser. On ne pouvait pas s’attendre à ce que les hommes, les jeunes en particulier, passent toute la journée en besognes fastidieuses. Même les chiens se tenaient tranquilles.
Il ne restait du feu que des cendres grises, quelques morceaux de bois calcinés çà et là, et un peu de braises au centre. Seul un mince filet montait des cendres et des bûches noircies. Lentement, il tendit les mains vers la fumée, les frottant l’une contre l’autre, les lavant avec la fumée. C’était un geste inconscient, et il éprouva un léger amusement quand il s’aperçut de ce qu’il était en train de faire. Il laissa ses mains où elles étaient et continua à les laver dans la fumée en se demandant s’il s’agissait là d’un réflexe culturel. Ses lointains ancêtres s’étaient ainsi lavé les mains dans la fumée, en un rite de purification. C’était l’un de ces nombreux petits gestes sans grande signification qu’ils accomplissaient quand ils se préparaient à la magie, se purifiant symboliquement pour pouvoir traiter avec le surnaturel. Combien lui et les siens avaient-ils perdu en tournant le dos à la magie ? Ils avaient, bien sûr, perdu la foi, et il pouvait y avoir une certaine valeur dans la foi – encore qu’il y ait aussi une tromperie. Voulait-on payer la valeur de la foi avec la monnaie de l’illusion ? Mais, nous avons très peu perdu, se dit-il, et nous avons gagné bien davantage : une compréhension de nous-mêmes en tant que facteur écologique. Nous avons appris à vivre avec les arbres, avec l’eau, avec la terre, le ciel et le vent, avec tous les êtres sauvages, les respectant, vivant avec eux, comme l’un d’entre eux, les utilisant quand nous en avions besoin, sans en abuser et sans outrepasser ces besoins. Nous ne les utilisons pas comme le faisait l’homme blanc, nous ne nous les approprions pas, nous ne les ignorons pas, nous ne les méprisons pas.
Il se leva lentement et descendit le sentier qui menait vers le fleuve. À l’endroit où le chemin s’arrêtait, au bord de l’eau, des canoës étaient tirés sur la plage de graviers et un saule pleureur jauni laissait plonger l’or de ses feuilles dans l’eau du fleuve. D’autres feuilles flottaient à la surface, des feuilles de chêne rouges et brunes, les feuilles écarlates de l’érable, les feuilles jaunes de l’orme – le tribut des arbres qui bordaient le fleuve en amont –, leur offrande à celui qui leur avait fourni l’eau dont ils avaient besoin pendant les mois d’été chauds et secs. Le fleuve lui parlait, mais il savait que ce n’était pas à lui seulement, il parlait aussi aux arbres, aux collines, au ciel – doux murmure tout au long des terres qu’il traversait.
Il se baissa, mit ses mains en coupe, les plongea dans le fleuve, puis les éleva. Elles étaient pleines, mais l’eau s’échappait entre ses doigts, ne laissant qu’une minuscule mare au creux de ses paumes. Il ouvrit les mains et laissa l’eau s’écouler, retourner au fleuve. C’était ainsi que cela devait être, se dit-il. L’eau, l’air et la terre s’échappaient quand vous tentiez de les retenir. Ils refusaient d’être attrapés et conservés. Ils n’étaient pas quelque chose que l’on pouvait posséder, mais quelque chose avec quoi on pouvait vivre. Bien longtemps auparavant, tout au début, il en avait été ainsi, puis des hommes étaient venus qui avaient essayé de les posséder, de les garder, d’agir sur eux et de les contraindre. Ensuite, il y avait eu un nouveau début. Fallait-il que ce nouveau commencement se termine lui aussi ?
Je vais rassembler toutes les tribus, avait-il dit à Jason, près du feu. Le moment est presque venu de s’occuper de la viande pour l’hiver, mais ceci est plus important que les réserves d’hiver. Peut-être avait-il été stupide de dire une telle chose, car il aurait dû savoir – et il le savait – que même une foule mille fois plus importante que les tribus n’arrêterait pas les Blancs s’ils voulaient revenir. La force ne serait pas suffisante. La détermination serait futile. L’amour du pays natal, la dévotion qu’on pouvait lui porter, n’étaient rien en face d’hommes qui voyageaient dans les étoiles à bord de vaisseaux spatiaux. Depuis le début, ils ont pris une voie et nous en avons pris une autre, pensa-t-il. La nôtre n’est pas mauvaise – c’est même la bonne – mais elle nous a rendus faibles devant leur rapacité, de même que tout était faible devant leur rapacité.