— Nous pourrions être nombreux, mais nous partons, dit-il.
— Je croyais que tu m’avais dit…
— Non, pas vers les étoiles comme ceux d’ici. Mais nous traversons l’eau. Il y a une folie qui pousse beaucoup d’entre nous à traverser l’eau. Ils construisent des radeaux et s’en vont vers le soleil couchant. Cela dure depuis de nombreuses années. Je ne sais pas pourquoi, on ne me l’a jamais dit.
— Ils fuient peut-être le Marcheur Noir ?
— Je ne pense pas, dit-il, je ne crois pas que ceux qui s’en vont sachent pourquoi ils partent, ni même qu’ils sachent qu’ils vont s’en aller avant que la folie ne les prenne.
— Les lemmings, dit Étoile du Soir.
— Que sont les lemmings ?
— De petits animaux. Des rongeurs. J’ai lu quelque chose sur eux, une fois.
— Et qu’est-ce que les lemmings ont à voir avec nous ?
— Je ne sais pas très bien, je n’en suis pas sûre, dit-elle.
— Je me suis sauvé avec le vieux José, dit-il. Nous avions tous les deux peur de l’immensité de l’eau. Nous ne voulions pas partir si les quelques personnes qui restaient partaient à leur tour. Nous pensions que si nous nous en allions, la folie ne nous atteindrait peut-être pas. José a vu deux fois le Marcheur Noir après notre départ et nous nous sommes de nouveau sauvés pour lui échapper, très vite et très loin.
— Quand José a vu le Marcheur, est-ce que…
— Non, je ne l’ai jamais vu.
— Crois-tu que les autres gens de ton peuple sont partis ? Qu’ils sont partis sur l’eau après votre départ, à José et à toi ?
— Je ne sais pas, dit-il. José est mort. C’était un très vieil homme. Il se souvenait du moment où les Autres ont disparu. Il était déjà vieux à cette époque-là. Un jour est venu où sa vie s’est échappée. Je crois qu’il en a été content. Ce n’est pas toujours bon de vivre longtemps. Quand on vit trop longtemps, on est trop souvent seul.
— Mais il t’avait avec lui ?
— Oui, mais il y avait trop d’années entre nous. Nous nous entendions bien et nous parlions beaucoup ensemble, mais les gens de sa sorte lui manquaient. Il jouait du violon, j’écoutais, et les coyotes des collines s’asseyaient et chantaient avec l’instrument. As-tu jamais entendu chanter un coyote ?
— Je les ai entendus aboyer et hurler, dit-elle. Je n’en ai jamais entendu chanter.
— Ils chantaient toutes les nuits quand le vieux José jouait. Il ne jouait que le soir. Il y avait beaucoup de coyotes, et je crois qu’ils venaient écouter et chanter pour l’accompagner. Parfois, il y en avait bien une douzaine, assis en haut des collines, en train de chanter. Le vieux José disait qu’il ne pouvait plus jouer aussi bien qu’il l’aurait dû. Ses doigts n’étaient plus assez souples et son bras était lourd sur l’archet. J’ai senti la mort qui était en lui, la mort assise au sommet de la colline, écoutant avec les coyotes. Quand il est mort, j’ai creusé un grand trou et je l’ai enterré, avec son violon à côté de lui parce qu’il ne me servait à rien et que j’ai pensé qu’il aurait aimé cela. Et puis, pendant des jours, j’ai travaillé à transporter des rochers les plus gros possibles pour les empiler sur sa tombe, à cause des coyotes. Pendant tout le temps où j’ai fait cela, je ne me suis pas senti seul, parce qu’il me semblait encore être avec José. Travailler pour lui, c’était un peu comme être avec lui. Mais, une fois que j’ai eu fini, je me suis retrouvé seul.
— Tu aurais pu retourner chercher les tiens ?
— J’y ai pensé, dit-il. Mais je n’avais aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient et je continuais à redouter la folie qui pouvait m’envoyer sur l’eau avec eux. J’avais l’impression que la folie ne me frapperait pas si je restais seul. C’est – comment appelleriez-vous cela ? – une folie collective. Et, de plus, il y avait en moi quelque chose qui me disait sans arrêt d’aller vers le soleil levant. Je me suis souvent demandé ce qui me poussait. Il semblait n’y avoir aucune raison pour que je continue. C’était comme si je cherchais quelque chose, mais je ne savais pas ce que j’étais sensé chercher. J’ai rencontré ton peuple, là-bas, dans les plaines, et j’ai voulu rester avec eux. Ils m’auraient laissé rester, mais je n’ai pas pu, l’appel du soleil levant était encore en moi et il a fallu que je les quitte. Ils m’ont parlé de cette grande maison de pierre et je me suis demandé si c’était cela que j’étais venu chercher. J’ai trouvé de nombreuses maisons de pierre le long de ma route, mais elles me faisaient peur. Les miens n’ont jamais vécu dans des maisons. Nous en avions peur. Elles faisaient des bruits pendant la nuit, elles étaient si vides, et nous pensions qu’il y avait des fantômes, peut-être les fantômes des gens qui ont été emportés quand tout le monde a disparu.
— Tu es ici maintenant, dit la jeune fille. J’espère que tu vas rester un moment. Tu ne trouveras rien vers l’est, il n’y a qu’une forêt vide. Quelques personnes de mon peuple vivent là-bas, mais malgré cela, il n’y a que la forêt déserte. Et cette maison n’est pas comme celles que tu as vues, elle n’est pas vide mais habitée. On y a une impression de vie.
— Les robots m’auraient laissé rester avec eux, dit-il. Ils sont gentils.
— Mais ils ne sont pas humains, dit-elle. Tu préféreras rester avec des humains. Oncle Jason et Tante Martha seront très contents de t’avoir, j’en suis sûre. Ou bien, si tu préfères, il y aura toujours une place pour toi dans le camp des miens.
— Oncle Jason et Tante Martha vivent dans cette maison ?
— Oui, mais ce ne sont pas vraiment mon oncle et ma tante. Je les appelle comme cela, mais seulement pour moi. Ils ne savent pas que je les appelle ainsi. Oncle Jason et mon grand-père à de nombreuses générations sont des amis de toujours. C’étaient des jeunes gens au moment de la Disparition.
— J’aurai peut-être à continuer, dit-il. L’appel du soleil levant ne m’a peut-être pas encore quitté, mais je serais heureux d’avoir un peu de temps pour me reposer. Je suis venu te demander de me renseigner sur la façon dont tu parles avec les arbres. Tu ne m’en as rien dit. Parles-tu avec tous les arbres, ou seulement avec un arbre particulier ?
— Tu ne comprendras peut-être pas, dit-elle. Nous vivons très près des arbres, des rivières, des fleurs, des animaux et des oiseaux. Nous ne faisons qu’un avec eux. N’importe lequel d’entre nous peut parler avec eux.
— Et toi, mieux que tous les autres.
— Je ne sais pas. Nous n’en discutons pas entre nous. Je ne peux parler que pour moi. Je peux aller me promener dans les bois ou le long d’une rivière, et je ne suis jamais seule ni solitaire parce que je rencontre tant d’amis et que je peux toujours leur parler.
— Et ils te répondent ?
— Parfois, dit-elle.
— Tu parles avec les arbres et les autres vont dans les étoiles.
— Tu continues à croire qu’ils n’y vont pas ?
— Si, je commence à m’y faire, dit-il. Bien que ce soit difficile à croire. J’ai demandé aux robots et ils m’ont expliqué, mais je ne pense pas avoir tout compris. Ils m’ont dit que de tous les gens qui se trouvaient autrefois dans cette maison, il n’en reste plus que deux. Les autres sont dans les étoiles. Ils m’ont dit qu’ils en reviennent de temps en temps pour faire une visite. Est-ce que c’est vrai ?
— Oui, c’est vrai. En ce moment même, l’un d’entre eux est revenu des étoiles. Le frère d’Oncle Jason. Il a rapporté des bruits inquiétants. Lui et Oncle Jason sont descendus au camp ce matin pour parler de cela avec mon grand-père à de nombreuses générations.