— Votre langue est plus mielleuse qu’elle ne devrait l’être, répondit Nuage Rouge. Mais je vous accorde que vous vous êtes tenus à l’écart.
— Nous avons toujours considéré M. Jason comme un bon, un grand ami, ajouta le robot. Et nous sommes extrêmement fiers d’Ézéchiel et du travail qu’il a accompli.
— Si tels étaient vos sentiments, pourquoi ne jamais nous avoir rendu visite ? demanda Jason.
— Nous avons en quelque sorte pensé que ce ne serait pas convenable. Peut-être pouvez-vous un peu comprendre ce que nous avons ressenti quand, subitement, il n’y a plus eu d’hommes à servir, quand le but même de notre existence nous a été retiré, en un instant ?
— Mais d’autres sont venus vers nous, dit Jason. Nous avons quantité de robots – ce dont nous sommes très reconnaissants – et ils ont merveilleusement pris soin de nous.
— C’est vrai, dit Stanley, mais vous en aviez autant que vous en aviez besoin, et peut-être même beaucoup plus que nécessaire. Nous ne voulions pas vous être une gêne.
— Si je comprends bien, je pense que vous serez heureux d’apprendre que les Autres vont peut-être revenir ? dit John.
— Les Autres ! coassa le robot, perdant tout son aplomb et son calme. Les Autres reviennent ?
— Ils étaient seulement partis sur d’autres planètes, dit John. Ils ont de nouveau localisé la Terre et un vaisseau de reconnaissance est en route. Il peut arriver très prochainement.
Stanley lutta visiblement pour retrouver son calme. Quand il finit par parler, il était redevenu lui-même.
— En êtes-vous sûrs ? demanda-t-il.
— Tout à fait sûrs, répondit John.
— Vous nous avez demandé si nous serions heureux d’apprendre leur retour ? dit Stanley. Je ne le pense pas.
— Mais, vous avez dit…
— C’était au début. C’était il y a cinq mille ans. Il y a obligatoirement eu des changements pendant tout ce temps. Vous nous appelez des machines, et je suppose que c’est ce que nous sommes, mais en cinq mille ans une machine elle-même peut changer. Pas mécaniquement, bien entendu. Mais vous avez fait de nous des machines avec des cerveaux, et les cerveaux peuvent changer. Les points de vue peuvent varier, on peut arriver à accepter de nouvelles valeurs. Autrefois, nous travaillions pour les hommes, c’était notre but et notre vie. Si l’on nous avait donné le choix, nous n’aurions rien voulu changer à notre situation. Notre servitude nous satisfaisait, nous étions construits pour nous satisfaire d’une vie de servitude. La loyauté était l’amour que nous donnions à la race humaine, et nous n’y avons aucun mérite car on nous avait construits loyaux.
— Mais maintenant, vous travaillez pour vous, dit Ézéchiel.
— Tu peux le comprendre, Ézéchiel. Vous travaillez pour vous aussi, maintenant, toi et tes compagnons.
— Non, dit Ézéchiel, nous travaillons toujours pour l’Homme.
Stanley le robot ne tint aucun compte de ce que disait Ézéchiel.
— Au début, nous étions très troublés, dit-il. Et perdus. Pas nous, bien sûr, mais chacun d’entre nous, individuellement, car nous ne formions pas un peuple, il n’y avait pas de « nous ». Chacun de nous était seul, faisant ce que l’on attendait de lui, accomplissant la tâche pour laquelle il avait été construit, et heureux de le faire. Nous n’avions pas de vie à nous, et je pense que c’est ce qui nous a tellement troublés quand les Autres sont partis. Car c’est alors que, subitement, chacun d’entre nous a découvert qu’il avait une vie propre, qu’il pouvait vivre sans être humain et qu’il était toujours capable de fonctionner s’il y avait encore eu quoi que ce soit à faire. Beaucoup d’entre nous sont restés pendant un certain temps – et dans certains cas pendant très longtemps – dans les maisons, continuant à accomplir les tâches qu’ils étaient supposés faire, comme si les gens qu’ils servaient étaient simplement partis en voyage et qu’ils allaient bientôt rentrer. Mais je crois que même les plus stupides d’entre nous savaient que ce n’était pas le cas, car non seulement nos maîtres respectifs, mais tout le monde, était parti, ce qui était tout à fait particulier puisque jamais jusqu’alors tout le monde n’était parti en même temps. Je crois que la plupart d’entre nous ont immédiatement saisi ce qui était arrivé, mais nous avons continué à nier la vérité, à faire semblant de croire qu’avec le temps tout le monde reviendrait et, fidèles à notre formation et à notre conditionnement, nous avons continué à accomplir des tâches qui n’étaient plus que des mouvements dénués de sens. Avec le temps, nous avons cessé de faire semblant – pas tous en même temps, bien entendu, mais quelques-uns d’entre nous pour commencer, puis d’autres un peu plus tard et encore d’autres après. Nous avons commencé à errer, en quête de nouveaux maîtres, de tâches qui aient un sens. Nous n’avons pas trouvé d’humains, mais nous nous sommes trouvés les uns, les autres. Nous avons parlé entre nous. Nous avons discuté de nos petits plans sans sens et à court terme avec d’autres de notre espèce. Nous avons d’abord cherché des humains, et finalement, quand nous avons su qu’il n’y avait pas d’humains pour nous prendre – car vous et les vôtres, M. Jason, vous aviez tous les robots que vous pouviez souhaiter, et votre peuple, chef Nuage Rouge, ne voulait rien avoir à faire avec nous, et il y avait aussi un petit groupe vers l’ouest, sur la côte, qui avait peur de tout, même de nous qui essayions de les aider…
Nuage Rouge dit à Jason :
— Ce doit être la tribu d’où vient notre vagabond. De quoi a-t-il dit qu’ils avaient peur ? Du Marcheur Noir, n’est-ce pas ?
— Au départ, c’étaient des travailleurs agricoles, dit Jason. Il ne me l’a pas dit, peut-être ne le sait-il pas, mais c’est très clair d’après ce qu’il m’a raconté. Des agriculteurs travaillant continuellement dans les champs, suivant le cycle des saisons, les semailles, l’entretien des champs et la moisson. Enfoncés dans la misère, vivant au jour le jour. Tellement liés au sol qu’ils devenaient le sol lui-même. Ils n’avaient pas de robots, bien entendu. Peut-être en apercevaient-ils de loin de temps en temps, s’ils en voyaient jamais. Et même s’ils en avaient vu, ils n’ont peut-être pas compris exactement ce que c’était. La situation des robots était bien meilleure que la leur. Ils auraient été effrayés par un robot.
— Ils ont fui devant nous, dit Stanley. Pas devant moi, je n’étais pas là, mais devant d’autres robots. Nous avons essayé de leur faire comprendre, de leur expliquer, mais ils se sont quand même enfuis. Finalement, nous ne les avons plus suivis, nous ne désirions pas les effrayer.
— Que penses-tu qu’ils ont vu ? demanda Nuage Rouge. Leur Marcheur Noir…
— Peut-être rien, dit Jason. Je soupçonne qu’ils avaient sans doute un long passé de folklore. Ils devaient être superstitieux. Pour des gens comme eux, la superstition devait être une distraction, et peut-être un espoir…
— Mais ils ont peut-être vu quelque chose, insista Nuage Rouge. La nuit où c’est arrivé, il y avait peut-être quelque chose sur Terre ? Ils ont peut-être vu le coup de filet qui a emporté les Autres ? Dans le temps passé, mon peuple avait ses légendes au sujet de choses qui marchaient sur la Terre, et dans notre sophistication moderne nous sommes peut-être un peu trop pressés de les rejeter. Mais quand on vit aussi près de la terre que nous le faisons, on en vient à se rendre compte que quelques-unes de ces anciennes légendes contiennent peut-être une parcelle de vérité. Par exemple, nous savons maintenant que des extra-terrestres visitent la Terre de temps en temps, mais qui peut dire s’ils ne venaient pas déjà dans le passé, avant l’arrivée de l’homme blanc avec son bruit et sa fureur, quand ce continent était plus calme, moins tumultueux ?