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Jason inclina la tête en signe d’assentiment.

— Mon vieil ami, il est bien possible que tu aies raison, dit-il.

— Le temps est venu où nous avons su qu’il n’y avait plus d’humains à servir, dit Stanley. Nous étions là, oisifs, sans rien pouvoir faire. Mais, au cours des siècles, l’idée nous est venue – d’abord lentement, puis avec plus de force – que si nous ne pouvions plus travailler pour les humains, nous pourrions travailler pour nous-mêmes. Mais, que peut faire un robot pour lui-même ou pour d’autres de ses camarades ? Construire une civilisation ? Pour nous, une civilisation n’aurait aucun sens. Bâtir une fortune ? Mais, de quoi tirerions-nous une fortune, et quel besoin en aurions-nous ? Nous n’avions pas de désir de nous enrichir, pas d’ambition sociale. Nous aurions pu nous instruire, et peut-être même aurions-nous aimé cela, mais c’était une impasse car en dehors de la satisfaction discutable que cela nous aurait donnée, l’instruction ne nous aurait servi à rien. Les humains utilisaient leur savoir pour leur amélioration personnelle, pour mieux gagner leur vie, pour contribuer à la société, pour s’assurer une meilleure appréciation des arts. Ils appelaient cela leur amélioration personnelle, et c’était un noble but pour n’importe lequel d’entre eux, mais comment un robot pourrait-il s’améliorer ? Dans quel but et à quelle fin ? La réponse semblait être qu’il nous était impossible de nous améliorer. Aucun robot ne pouvait se rendre meilleur qu’il ne l’était. Ses constructeurs l’avaient fait avec des limites, ses capacités étaient prédéterminées par les matériaux employés et par sa programmation. Il servait suffisamment bien pour les tâches qu’il était destiné à accomplir. Il n’y avait aucun besoin d’un meilleur robot. Mais, il semblait qu’il soit possible d’en construire un, sans aucun doute. Quand on y réfléchissait, il devenait évident qu’il n’y avait aucune limite pour un robot. Il n’y a pas de point où il faille s’arrêter et se dire : « Voilà le meilleur robot que nous puissions faire. » Aussi parfaitement qu’un robot soit conçu, il est toujours possible d’en construire un meilleur. Nous nous sommes demandé ce qui arriverait si l’on construisait un robot à terminaisons ouvertes, un robot qui ne serait jamais vraiment terminé…

— Essayez-vous de nous dire que votre édifice, ici, est votre robot à terminaisons ouvertes ? demanda Jason.

— C’est exactement ce que j’essaie de vous dire, M. Jason, répondit Stanley.

— Mais quel est votre but ?

— Nous ne le savons pas, reconnut Stanley.

— Vous ne savez pas ? C’est vous qui êtes en train de le construire…

— Plus maintenant, dit Stanley. Il a pris la relève, maintenant, c’est lui qui nous dit quoi faire.

— À quoi sert-il ? demanda Nuage Rouge. Il est ancré ici, il ne peut pas bouger, il ne peut rien faire.

— Il a un but, dit obstinément le robot. Il doit avoir un but…

— Un instant ! le coupa Jason. Vous prétendez qu’il vous dit quoi faire, voulez-vous dire qu’il dirige sa propre construction ? Qu’il vous indique comment le construire ?

Stanley opina de la tête :

— Cela a commencé il y a environ une vingtaine d’années. Nous avons parlé avec lui…

— Parlé avec lui ? Comment ?

— Par imprimante. Nous lui parlons et il répond – ou inversement – comme avec les anciens ordinateurs.

— Alors, en fait, ce que vous avez construit, c’est un ordinateur géant ?

— Non, ce n’est pas un ordinateur, c’est un robot. C’est l’un d’entre nous, sauf qu’il est si grand qu’il n’a aucune mobilité.

— Nous parlons pour ne rien dire, coupa Nuage Rouge. Un robot n’est rien de plus qu’on ordinateur qui marche !

— Il y a des points de différence, dit gentiment Jason. C’est ce que tu as refusé de voir pendant toutes ces années, Horace. Tu as pensé aux robots comme à des machines – ce qu’ils ne sont pas. Un robot est un concept biologique exprimé mécaniquement…

— Tu joues sur les mots ! dit Nuage Rouge.

— Je ne pense pas que nous ayons quoi que ce soit à gagner dans une discussion de ce genre, dit John. Même si elle est amicale. En fait, nous ne sommes pas venus ici pour découvrir ce qui se construisait mais pour voir comment les robots réagiraient à l’idée du retour des Autres sur Terre – peut-être d’un grand nombre d’entre eux, peut-être des millions.

— Je peux sans aucun doute vous dire comment la plupart d’entre nous réagiraient, dit Stanley. Nous envisagerions ce retour avec quelque appréhension car ils nous reprendraient à leur service, ou peut-être même, pire encore, ils n’auraient pas besoin de nous. Quelques-uns d’entre nous, peut-être un grand nombre, seraient satisfaits d’être repris à leur service car nous avons ressenti le manque de quelqu’un qui aurait besoin de nous au cours de toutes ces années. Pour quelques-uns d’entre nous, donc, la vieille servitude serait la bienvenue, parce qu’il ne s’est jamais agi de servitude pour nous. Mais, en même temps, je crois que la majeure partie d’entre nous a maintenant l’impression que nous avons commencé à suivre une voie qui nous permet d’accomplir par nous-mêmes une destinée proche de la destinée humaine – pas exactement le même genre de destinée, bien sûr, car elle ne nous conviendrait pas et nous n’en voudrions pas. Pour cette raison, nous ne souhaiterions pas le retour des Autres. Ils interviendraient, ils ne pourraient pas s’empêcher d’intervenir. Il leur est intellectuellement impossible de ne pas intervenir dans tout ce qui les touche, même de très loin. Mais ce n’est pas une décision que nous pouvons prendre seuls, la décision appartient au Projet…

— Vous voulez dire au monstre que vous avez construit ! fit Ézéchiel.

Stanley, qui était resté debout tout le temps, s’assit lentement sur une chaise. Il fit pivoter sa tête pour regarder Ézéchiel.

— Tu ne nous approuves pas ? demanda-t-il. Tu ne comprends pas ? J’aurais pensé que toi, entre tous ceux qui sont ici, tu comprendrais.

— Vous avez commis un sacrilège, dit sévèrement Ézéchiel. Vous avez construit une abomination. Vous avez choisi de vous élever au-dessus de vos créateurs. J’ai passé de longues heures affreuses et solitaires à me demander si mes associés et moi-même ne commettions pas un sacrilège à consacrer tout notre temps et tous nos efforts à une étude et une tâche qui devaient appartenir à l’humanité. Mais nous travaillons au moins pour le bien de l’humanité…

— S’il vous plaît, dit Jason, ne discutons pas de cela maintenant. Comment qui que ce soit pourrait-il dire si ses actions sont un bien ou un mal ? Stanley dit que c’est au Projet de décider…

— Le Projet saura, affirma Stanley. Il a un savoir de base beaucoup plus étendu que n’importe lequel d’entre nous. Nous avons énormément voyagé au cours des années pour trouver des matériaux afin d’alimenter ses circuits mémoriels. Nous lui avons donné toutes les connaissances sur lesquelles nous avons eu la bonne fortune de mettre la main. Il connaît l’histoire, les sciences, la philosophie, les arts. Et maintenant, il ajoute à tout ceci ses connaissances personnelles. Il est en train de parler avec quelque chose situé très loin dans l’espace.

John sauta sur ses pieds :

— À quelle distance dans l’espace ? demanda-t-il.

— Nous n’en sommes pas sûrs, nous croyons qu’il s’agit de quelque chose situé au centre de la galaxie, répondit Stanley.