21.
Il sentit le besoin criant de la créature du vallon, il sentit qu’il y avait quelque chose dont elle manquait, quelque chose qu’elle cherchait, et qu’elle souffrait le martyre. Il s’arrêta si brusquement qu’Étoile du Soir qui le suivait de près lui rentra dedans.
— Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-elle.
Raidi, ressentant ce manque, ce besoin, il ne répondit pas. Le flot de sentiments qui venait du vallon se déversait sur lui, en lui : l’absence d’espoir, le doute, le désir éperdu et le besoin. Les arbres se dressaient, droits et silencieux dans l’après-midi sans un souffle d’air et, pendant un instant, la forêt toute entière – les oiseaux, les petits animaux, les insectes – tomba dans le silence. Rien ne bougeait, rien ne faisait plus le moindre bruit, comme si la nature elle-même retenait son souffle pour écouter la créature du vallon.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Étoile du Soir.
— Il y a quelque chose qui souffre, répondit-il. Ne sens-tu pas cette souffrance ? C’est juste devant nous.
— On ne peut pas sentir la souffrance, dit-elle.
Il avança lentement. Le silence se poursuivait. Il se trouva devant la créature – un épouvantable tas de vers blotti contre l’amas de rochers qui se trouvait sous le bouleau voûté. Mais il ne voyait pas le tas de vers, il entendait seulement ce cri de détresse. Quelque chose se passa dans son cerveau et, pendant un instant, il appréhenda mentalement cette détresse.
Étoile du Soir recula et s’appuya contre le solide tronc d’un chêne qui se dressait au bord du sentier. Le tas de vers ne cessait pas de bouger, exactement comme aurait bougé un tas de vers, tous les animaux rampant les uns vers les autres, grouillants comme poussés par une impulsion sans nom, sans rime ni raison. Et, de cette masse grouillante parvint un cri de bonheur et de soulagement – sans le moindre son, cri bizarrement mêlé à un sentiment de compassion et de puissance qui n’avait rien à voir avec le tas de vers. Et tout cela était recouvert, comme par un manteau d’espoir et de compréhension, par ce que le grand chêne blanc avait dit, ou essayé de dire, ou n’avait pas réussi à dire. Dans l’esprit d’Étoile du Soir, l’univers s’ouvrit comme une fleur au soleil levant. Pendant un instant, elle appréhenda et connut (elle ne vit, n’entendit, et ne comprit rien car cela se passait au-delà de la vue ou de la simple compréhension) l’univers entier, du centre à ses confins les plus lointains – son mécanisme, l’objet de son existence et la place qu’y tenait tout ce qui était vivant.
Cela ne dura qu’un instant, une fraction de seconde d’illumination, de connaissance, qui disparut, et elle se retrouva en elle-même – forme de vie incomplète et insignifiante blottie contre l’arbre, sentant contre ses épaules et son dos la dureté du tronc du chêne massif, avec David Hunt à ses côtés, debout dans le sentier, et dans le vallon ce tas de vers qui se tortillait et semblait illuminé de lumière divine, si brillant et étincelant qu’il était beau comme jamais aucun tas de vers ne l’avait été, criant de manière persistante dans son esprit quelque chose dont le sens lui échappait.
— David ! cria-t-elle. Qu’avons-nous fait ? Qu’est-il arrivé ?
Car elle savait que quelque chose de prodigieux – ou plusieurs choses prodigieuses – s’était passé. Elle se sentait l’esprit confus, mais dans cette confusion même il y avait à la fois bonheur et étonnement. Elle se blottit plus étroitement contre l’arbre et l’univers sembla se pencher vers elle. Elle sentit des mains la saisir, l’élever, et elle se retrouva dans les bras de David, s’accrochant à lui comme elle ne s’était jamais accrochée à personne auparavant, heureuse qu’il soit présent dans ce qu’elle pressentait être un grand moment de sa vie, en sécurité contre son corps mince et dur.
— Toi et moi, disait-il, toi et moi, ensemble. À nous deux…
Sa voix faiblit et elle sut qu’il avait peur. Elle mit ses bras autour de lui, lui donnant tout le réconfort, qu’elle pouvait.
22.
Ils attendaient sur la berge du fleuve, les canoës tirés sur la plage de galets. Quelques-uns des hommes étaient accroupis devant un minuscule feu de bois flottant et faisaient griller du poisson qu’ils avaient péché. D’autres étaient assis non loin de là et parlaient. L’un d’eux dormait profondément sur les galets et Jason, en le regardant, se dit que c’était là un lit bien inconfortable.
Le fleuve était plus étroit ici, beaucoup plus étroit qu’il ne l’était au camp d’où ils étaient partis. Le courant était fort, les eaux étincelaient au soleil, se précipitant entre de hautes falaises, glissant vers une chute invisible.
Derrière eux se dressait l’édifice évasé du Projet – mince rouleau de métal noir qui semblait à la fois massif par ses dimensions mêmes et pourtant si fragile qu’on se demandait s’il ne flottait pas dans la brise.
— Est-ce que tu as eu la même pensée que moi ? demanda John à Jason.
— Tu veux dire à propos de ce avec quoi peut bien parler le Projet ?
— C’est cela, dit John. Crois-tu que ce soit possible ? Est-ce qu’un super-robot, ou un ordinateur très perfectionné, ou quoi que soit cette chose là-haut, pourrait entrer en contact avec le Principe ?
— Peut-être ne fait-il que l’écouter, qu’en avoir conscience ?
Peut-être en tire-t-il des informations ? Il ne parle peut-être pas vraiment avec lui.
— Ce n’est pas forcément le Principe, dit John. Cela pourrait être une autre race, ou plusieurs autres races. Nous en avons trouvé quelques-unes, bien que celles avec lesquelles nous pouvons communiquer soient très peu nombreuses car nous n’avons pas de bases de compréhension communes. Mais, un dispositif biologico-mécanique tel que celui-ci est peut-être à même de trouver un terrain de compréhension. Il a peut-être un cerveau – si on peut parler de cerveau dans son cas – plus souple que le nôtre. Ses bases de compréhension sont sans doute largement égales à celles de l’humanité. Depuis des centaines d’années, les robots ont alimenté ses mémoires d’autant de connaissances humaines qu’ils ont réussi à en rassembler. C’est probablement l’entité la plus instruite qui se soit jamais trouvée sur Terre. Il a accumulé l’équivalent de l’enseignement de plusieurs centaines d’universités ou de collèges. La seule force de ce savoir – qui a été conservé intact dans son intégralité puisqu’il n’est pas soumis aux pertes de mémoire de l’esprit humain – lui a peut-être donné une plus grande largeur de vue qu’à n’importe quel homme.
— Il est en avance sur nous, quel que soit son interlocuteur, dit Jason. Il n’y a par là-bas que très peu d’intelligences avec lesquelles nous avons pu établir une communication quelconque – sans parler d’une communication cohérente. Et, si j’ai bien compris, la communication qu’a établie ce super-robot est très cohérente.
— Sans doute, et pour deux raisons, dit John. Tout d’abord, il est peut-être capable de déchiffrer les symboles du langage…
— C’est la fonction de tout ordinateur, fit remarquer Jason.
— Et, deuxièmement, un bon ordinateur doit avoir non seulement une compréhension meilleure et différente, mais encore une compréhension plus vaste. Il a peut-être un champ de compréhension plus grand que celui que peut avoir un être humain. Dans de nombreux cas, nous n’avons pas réussi à établir de communication à cause de notre incapacité de comprendre un mode de pensée et une échelle de valeurs différents des nôtres.
— Cela prend longtemps, dit Nuage Rouge. Croyez-vous que cette monstruosité là-haut ait des difficultés à prendre une décision ? Mais je pense que, quoi qu’il réponde, cela ne fera pas grande différence. Je doute qu’il puisse nous aider en quoi que ce soit…