J’ai beaucoup pensé à cela pendant ces dernières années, assis dans le patio en regardant s’écouler les saisons. Ce faisant, je suis devenu un observateur du ciel, je connais toutes les sortes de nuages qui existent et j’ai présentes à l’esprit toutes les teintes de bleu que peut prendre le ciel – le bleu délavé, presque invisible, d’un chaud jour d’été à midi, le doux bleu œuf de rouge-gorge, presque vert parfois, d’un soir de la fin du printemps, le bleu plus foncé, presque violet, de l’automne. Je suis devenu un connaisseur du coloris des feuilles en automne et je connais toutes les voix, toutes les humeurs des bois et de la vallée du fleuve. D’une certaine manière, je suis entré en communion avec la nature et j’ai ainsi suivi les traces de Nuage Rouge et de son peuple – bien que je sois persuadé que leur compréhension et leurs émotions soient beaucoup plus fines que les miennes. Mais j’ai suivi le déroulement des saisons, la naissance et la mort des feuilles, le scintillement des étoiles pendant plus de nuits que je n’en puis compter, et de tout ceci plus que de quoi que ce soit d’autre j’ai retiré une impression de signification et d’ordre qui ne me semble pas être née du seul hasard.
Quand j’y pense, il me semble qu’il doit y avoir quelque plan universel qui a mis en route la révolution des électrons autour du noyau et la révolution plus lente, plus majestueuse, des galaxies les unes autour des autres jusqu’aux confins de l’espace. Il y a, me semble-t-il, un plan qui s’étend de l’électron aux confins de l’univers, mais ce que peut être ce plan et d’où il peut venir dépasse mon faible entendement. Cependant, si nous cherchons à quoi raccrocher notre foi – en fait, notre espoir – cela pourrait être à ce plan. Je crois que nous avons pensé trop petit, que nous avons été trop timorés…
25.
Le concert s’était terminé de manière éclatante et les arbres restèrent silencieux dans la nuit automnale. Plus bas vers le fleuve, les chouettes de la plaine s’interpellaient les unes les autres et une brise légère faisait bruire les feuilles. Jason changea de position, regarda par-dessus son épaule la grande antenne qui avait été installée sur le toit, puis se réinstalla dans son fauteuil.
Martha se leva.
— Je rentre, dit-elle. Tu viens, Jason ?
— Je crois que je vais rester encore un peu, répondit-il. Nous n’avons pas beaucoup de nuits comme celle-ci à cette époque de l’année, ce serait dommage de la manquer. Est-ce que tu sais où est John, par hasard ? Il n’est pas venu dehors ce soir.
— Cette attente impatiente John, dit-elle. Il repartira pour les étoiles un de ces jours. Je pense qu’il a découvert qu’il ne se sent plus chez lui ici. Cela fait trop longtemps qu’il est parti.
Jason répondit en grommelant :
— John ne se sent chez lui nulle part. Il n’a pas de chez lui, il ne veut pas de chez lui, il ne veut que vagabonder. Il est comme tous les autres. Il n’y en a pas un, pas un seul qui se soucie de ce qui peut arriver à la Terre !
— Tous ceux avec lesquels j’ai parlé ont été très compatissants. Ils ont dit que s’il y avait quoi que ce soit qu’ils puissent faire…
— Sachant parfaitement qu’il n’y a rien qu’ils puissent faire ! dit Jason.
— Sans doute. Ne prends pas cela tellement à cœur, Jason, tu t’inquiètes peut-être pour quelque chose qui n’arrivera jamais.
— Je ne m’inquiète pas à notre sujet, lui dit-il, mais au sujet du peuple de Nuage Rouge et des robots. Oui, même des robots. Ils ont pris une sorte de nouveau départ, ils devraient avoir leur chance. Il faudrait que personne n’intervienne.
— Mais ils ont refusé leur aide.
— Ils ont installé la radio et le faisceau, dit-il.
— Mais ils n’ont apporté aucune aide réelle.
— C’est vrai, reconnut-il. Je n’arrive pas à comprendre les robots. Je n’y suis jamais arrivé.
— Nos propres robots…
— Nos propres robots sont différents, dit Jason. Ils font partie de nous. Ils font ce pourquoi ils ont été construits. Ils n’ont pas changé. Les autres ont changé. Ézéchiel, par exemple.
— Il fallait qu’ils changent, ils n’avaient pas le choix, dit Martha. Ils ne pouvaient pas rester prostrés à attendre.
— Tu dois avoir raison, reconnut Jason.
— Je rentre, maintenant. Ne reste pas trop longtemps dehors, il va bientôt faire froid…
— Où est Étoile du Soir ? Elle n’est pas venue dehors non plus. Il n’y a que nous deux, ce soir.
— Étoile du Soir s’inquiète au sujet de ce curieux garçon. Je ne sais pas ce qu’elle voit en lui.
— Elle n’a aucune idée de ce qui lui est arrivé ? De l’endroit où il peut être allé ?
— Si elle en avait une, elle ne s’inquiéterait pas. Je suppose qu’elle pense qu’il l’a fuie.
— Tu as parlé avec elle ?
— Pas au sujet du garçon.
— Il était bizarre, dit Jason.
— Bon, je rentre. Tu viens bientôt ?
Il resta assis, écoutant ses pas s’éloigner dans le patio. Il l’entendit qui refermait la porte sur elle.
Bizarre, pensa-t-il. Bizarre que ce garçon ait disparu. L’extra-terrestre du vallon avait aussi disparu. Il était descendu le voir, pour reparler avec lui, et il n’y avait plus aucune trace de lui – et pourtant, il avait cherché. S’était-il fatigué d’attendre et était-il parti ? se demanda-t-il. Ou bien, y avait-il un lien entre sa disparition et celle de David Hunt ? Cela semblait impossible, David Hunt n’avait rien su de la créature du vallon. Il y avait cette histoire du Marcheur Noir que le garçon avait racontée, il était manifeste qu’il en avait peur et, bien qu’il n’en ait rien dit, il avait peut-être traversé le continent pour le fuir, pour se débarrasser de lui. Peut-être le fuyait-il encore, fuyant quelque chose qui n’existait probablement pas. Mais Jason se dit que cela n’avait rien d’étrange, il ne serait pas le premier à fuir quelque chose qui n’existait pas.
Il se demandait s’il se pouvait que sa crainte personnelle soit basée sur quelque chose d’inexistant. Se pouvait-il que le vaisseau de reconnaissance qui transportait des représentants des Autres ne soit pas une menace réelle pour la Terre ? Et même s’il transportait les germes d’un changement pour la Terre, qui était-il pour décider s’il s’agissait d’une menace ? Mais non, pensa-t-il, il ne pouvait s’agir que d’une menace. Pas une menace pour ceux qui étaient partis dans les étoiles, bien sûr, car ils avaient rompu leurs attaches avec la Terre. Ils ne se souciaient plus d’elle, et rien de ce qui pouvait arriver sur la Terre ne les toucherait. Il devait avouer que cela lui avait fait un choc quand il l’avait appris. Au cours des années, il avait entretenu l’idée qu’il était le lien qui les reliait à la Terre, qu’il avait reçu en dépôt la base natale de l’humanité. Il semblait maintenant que c’était là une illusion sans fondements qu’il avait soigneusement entretenue pour soutenir le sentiment de sa propre importance. En ce qui concernait les habitants de cette maison, Martha et lui seraient les seuls à en pâtir si les Autres décidaient de recoloniser la Terre. Et même si cette pensée le révoltait, il lui fallait reconnaître que, pour eux deux, cela n’aurait pas trop d’importance. En ce qui les concernait, Martha et lui, ils pouvaient tenir les Autres à distance – ils ne pouvaient certainement se mêler de rien en ce qui concernait cette maison et ces quelques arpents s’il était évident qu’ils n’étaient pas les bienvenus. La seule idée de leur présence sur la planète lui emplissait la bouche de fiel, mais c’était de l’égocentrisme, de l’arrogance et de l’égoïsme à l’état pur.