Avec la vue accrue dont je bénéficie du fait de mon âge, il me semble entrevoir une fin à tout cela, un point que nous ne pourrons pas – ou que nous ne voudrons peut-être pas – dépasser, un point au-delà duquel nous n’oserons peut-être pas aller. Mais je ne pense pas qu’il y aura de vraie fin, pas plus qu’il n’y a eu de vraie fin à la technologie jusqu’au jour où quelque chose s’en est mêlé et l’a supprimée sur sa planète originelle. Laissé à lui-même, l’homme n’y aurait pas mis fin. L’homme veut toujours faire un pas de plus – un dernier pas avant de découvrir que ce n’est pas là le dernier. Je n’arrive pas, maintenant, à imaginer plus loin dans le futur car les faits ne me permettent pas de pousser mon imagination au-delà d’un certain point. Mais, quand l’homme atteindra ce point où mon imagination me fait défaut, il sera en possession des données qui lui permettront de le repousser loin dans le futur. Il n’y aura pas de raison de s’arrêter.
Si l’homme persiste, rien ne l’arrêtera, il me semble que la question n’est pas de savoir s’il persistera, mais de savoir s’il en aura le droit. La vision de l’homme – monstre préhistorique survivant à une époque et dans un monde où il n’aura pas sa place – me donne froid dans le dos.
31.
— Je ne sais pas comment vous faire entendre raison, dit Harrison à Jason. Tout ce que nous voulons, c’est envoyer ici un petit groupe de gens qui apprendraient les facultés para-psychiques, et en retour…
— Je vous ai déjà dit que nous ne pouvons pas vous enseigner ces facultés, dit Jason. Il est manifeste que vous refusez de me croire.
— Je pense que vous bluffez, dit Harrison. Bon, d’accord, vous bluffez. Que voulez-vous de plus ? Dites-moi ce que vous voulez ?
— Vous n’avez rien que nous désirions, dit Jason. Encore une chose que vous refusez de croire. Laissez-moi vous expliquer encore une fois : ou vous êtes parapsychique, ou vous ne l’êtes pas. Vous êtes technologique ou vous ne l’êtes pas. Vous ne pouvez pas être les deux à la fois. Ce sont deux choses qui s’excluent mutuellement, car tant que vous restez technologique, vous ne pouvez pas être parapsychique, et une fois que vous êtes parapsychique, la technologie ne vous sert plus à rien. Nous ne voulons pas qu’un seul d’entre vous vienne ici sous le prétexte d’apprendre ce que nous savons ou ce que nous pouvons faire, même si vous voulez vraiment acquérir ce savoir ou ces capacités. Quelques-uns d’entre vous, dites-vous ? Ils ne seraient que quelques-uns au début, puis il en viendrait plus, et encore plus, et quand vous aurez compris que vous n’avez aucune chance de devenir parapsychiques, eh bien, vous vous installerez. C’est ainsi qu’est la technologie : elle met la main sur quelque chose et le conserve, puis elle s’empare d’autre chose encore et le conserve, et ainsi de suite…
— Mais, si nous étions sincères, protesta Reynolds. Si nous disions vrai ? Et évidemment, nous sommes sincères. Nous sommes honnêtes avec vous.
— Je vous ai dit que c’était impossible, rétorqua Jason. Si vous voulez devenir parapsychiques, il n’est pas nécessaire de venir sur Terre. Que ceux qui veulent devenir parapsychiques se dépouillent de tout ce qu’ils ont, qu’ils vivent ainsi démunis pendant 2 000 ans. Alors, peut-être le seront-ils – encore que je ne puisse le garantir. Nous en ignorions tout avant que cela nous arrive. Cela nous a été plus facile que ce ne le serait pour vous. Il y aurait une différence entre l’attitude de gens qui essaient sciemment d’acquérir ces facultés, et cette différence d’attitude pourrait rendre la chose impossible.
— Ce dont vous parlez, dit John, c’est de la possibilité d’un mélange de votre mode de vie et du nôtre. Vous pensez que ce serait un grand avantage pour vous et pour nous. Vous vous figurez que la partie serait gagnée si quelques-uns d’entre vous pouvaient seulement trouver la voie. Mais cela ne marcherait pas. Si certains d’entre vous arrivaient à devenir parapsychiques, ils seraient des étrangers pour vous, ils prendraient vis-à-vis de vous la même attitude que nous maintenant.
Harrison regarda lentement et délibérément chacun de ceux qui lui faisaient face.
— Votre arrogance est effroyable, dit-il.
— Nous ne sommes pas arrogants, dit Martha. Nous sommes si loin d’être arrogants…
— Mais si, vous l’êtes ! reprit Harrison. Vous êtes persuadés d’être meilleurs maintenant que vous ne l’étiez auparavant. Meilleurs de quelle manière, je ne sais pas, mais meilleurs. Vous méprisez la technologie. Vous la regardez avec dédain, peut-être avec inquiétude, en oubliant que sans elle nous serions encore tous dans des cavernes.
— Peut-être pas, dit Jason. Si nous n’avions pas encombré nos vies de machines…
— Mais vous n’en êtes pas sûr ?
— Non, bien entendu, je n’en suis pas sûr, dit Jason.
— Nous devrions donc oublier notre querelle, proposa Harrison. Pourquoi ne pourrions-nous pas…
— Nous avons clairement défini notre position, dit Jason. Il faut nous croire quand nous affirmons ne pas pouvoir vous enseigner les facultés parapsychiques. C’est impossible à enseigner. Il vous faut les trouver en vous-même. Et il faut nous croire quand nous vous disons que nous ne voulons rien avoir à faire avec la technologie. Nous autres, habitants de cette maison, nous n’en avons pas besoin. Les Indiens ne voudraient pas y toucher car cela ruinerait le mode de vie qu’ils se sont fait. Ils vivent avec la nature, pas à ses dépens. Ils prennent ce que la nature leur donne, ils ne lui arrachent pas ce qu’il leur faut pour vivre. Je ne peux pas parler au nom des robots, mais je les soupçonne d’avoir une technologie personnelle.
— L’un d’eux est présent ici, il est inutile que vous parliez en leur nom, dit Reynolds.
— Celui qui est ici est plus un humain qu’un robot, dit Jason. Il fait le travail de l’homme, il a repris quelque chose que nous avons abandonné parce que c’était trop encombrant, trop gênant, ou parce que nous trouvions que cela ne valait pas la peine de nous en charger.
— Nous cherchons la vérité, dit Ézéchiel. Nous travaillons pour la foi.
— Tout ceci peut être vrai, dit Reynolds à Jason en ignorant Ézéchiel, mais il n’en reste pas moins que vous vous opposez à ce que nous nous installions de nouveau sur Terre, à ce que nous la recolonisions. Nous ne serions sans doute pas nombreux à vouloir venir, mais vous ne voulez de personne. Vous ne possédez pourtant pas la Terre. Vous ne pouvez pas la posséder.
— En dehors d’une répulsion émotionnelle à voir une nouvelle menace technologique planer sur la Terre, dit Jason, je ne pense pas que Martha et moi puissions formuler d’objection logique – et nous sommes les deux seuls qui comptent dans cette maison, les autres sont dans les étoiles. Quand nous ne serons plus, Martha et moi, cette maison restera vide et je sais maintenant que peu s’en soucieront – si même qui que ce soit s’en soucie. La Terre est retournée à son héritage primitif et je détesterais la voir de nouveau dépouillée et pillée. C’est ce que nous lui avons fait une fois, et une fois devrait suffire. La Terre ne devrait pas être remise en danger une seconde fois. Pour moi, le problème est émotionnel. Mais il y en a d’autres, de nombreux autres, pour lesquels il est vraiment important. Autrefois, les Indiens ont possédé ce continent et les Blancs le leur ont arraché. Nous les avons massacrés et volés, nous les avons parqués dans des réserves, et quant à ceux qui ont échappé aux réserves, nous les avons forcés à vivre dans des ghettos. Maintenant, ils se sont fait une vie nouvelle sur les bases de leur ancien mode de vie – meilleure que leur ancienne vie car nous leur avons appris des choses – mais c’est leur vie, pas la nôtre. Ils ne devraient pas non plus courir un nouveau danger. Il faudrait les laisser tranquilles.