— Nous en avons même attrapé quelques-unes, si je me souviens bien, dit Nuage Rouge.
— Elles n’étaient pas bien difficiles à attraper, dit Jason.
Ils étaient debout l’un en face de l’autre et se regardaient en silence, puis Jason proposa :
— Asseyons-nous, nous avons beaucoup à nous dire.
Nuage Rouge prit place dans un fauteuil et Jason dans un autre qu’il tourna pour faire face à son ami.
— Cela fait combien de temps ? demanda-t-il.
— Six ans.
— Tu viens d’arriver ?
— Il y a une semaine, répondit Nuage Rouge. Nous avons quitté le Nord après la récolte de riz sauvage. Nous ne nous sommes pas pressés, nous nous sommes arrêtés chaque fois que nous avons trouvé un bon campement et nous avons chassé et flâné. Quelques-uns de nos jeunes ont fait descendre les chevaux à l’ouest du fleuve et ils les garderont là jusqu’à ce qu’il y ait de la glace pour les faire passer. Plus tard, quand il fera plus froid, nous traverserons et nous chasserons pour constituer nos réserves d’hiver. Du bison et du bétail sauvage. Un éclaireur est arrivé la nuit dernière et nous a dit qu’il y en avait beaucoup dans la prairie.
Jason fronça les sourcils :
— Une semaine, dis-tu ? Tu n’aurais pas dû attendre si longtemps. Si tu n’avais pas le temps, tu aurais pu envoyer un messager, je serais venu te rendre visite.
— Le temps a passé vite, il y avait beaucoup à faire. Nous sommes en train d’essayer de remettre en état les terres à maïs. Les champs sont envahis de buissons et d’herbes. Nous nous sommes trouvés à court de maïs et cela nous en a donné envie. Nous avons essayé d’en faire pousser, là-haut, au Nord, mais la saison a été trop courte, nous l’avons rentré trop tard et il a gelé. Nous n’avons récolté que quelques épis, rien de plus.
— Nous avons du maïs, dit Jason. Beaucoup de maïs, moulu et tout prêt. J’en enverrai au camp avant la fin du jour. Avez-vous besoin d’autres choses ? Du bacon, des œufs, de la farine ? Nous avons de la bonne farine de blé, bien plus que nous ne pouvons en utiliser. De l’étoffe de laine, aussi, si vous en avez besoin. La laine a été belle et les métiers à tisser ont eu du travail.
— Jason, je ne suis pas venu mendier…
— Je le sais. Nous avons partagé nos réserves pendant des années. J’ai honte de penser à la quantité de viande, de poisson, de baies et autres que ton peuple nous a apporté autrefois. Thatcher a dit que tu avais apporté du riz…
— D’accord, dit Nuage Rouge. Tu ne verras aucun inconvénient à recevoir une part de viande de bison après la chasse ?
— Absolument aucun, répondit Jason.
— Mieux encore, pourquoi ne pas venir avec nous pendant la chasse ?
— Rien ne me ferait plus plaisir.
— Parfait ! Ce sera comme au bon vieux temps. Nous laisserons le travail aux autres et nous nous assiérons devant le feu, toi et moi. Nous mangerons la chair de la bosse et nous parlerons.
— Vous avez une bonne vie, Horace.
— C’est ce que je pense. Nous aurions pu choisir tant d’autres voies. Nous aurions pu nous installer, reprendre des maisons saines et des champs fertiles, faire de la culture et de l’élevage. Nous aurions pu devenir de bons fermiers. Mais nous ne l’avons pas fait, nous avons repris nos anciennes habitudes. Je ne crois pas que nous nous en soyons jamais beaucoup éloignés. Chacun de nous en avait rêvé maintes et maintes fois dans son cœur, et l’appel et la vocation étaient là. Nos ancêtres avaient mené cette vie pendant des millénaires. Nous n’avons connu la civilisation de l’homme blanc que pendant quelques centaines d’années – qui ont été loin d’être de bonnes années. Nous ne nous sommes jamais intégrés, nous n’avions pas l’ombre d’une chance de le faire. Cela a été un soulagement de se débarrasser de tout cela, de revenir aux fleurs, aux arbres, aux nuages, au temps et aux saisons, à l’eau qui court, aux animaux des prairies et des bois – de refaire d’eux une partie de nous-même, comme avant, plus qu’avant même. Les Blancs nous ont appris des choses, nous ne pouvons pas le nier – nous aurions été stupides de ne rien apprendre. Et nous avons utilisé ce savoir qui nous provenait de l’homme blanc pour améliorer encore notre ancien mode de vie. Quelquefois, je me demande si nous avons bien choisi, puis je vois une feuille d’automne – une seule feuille, pas plusieurs – ou bien j’entends le son d’un ruisseau dans les bois, ou encore je sens une odeur de forêt, et je sais que nous ne nous sommes pas trompés. Nous sommes retournés à la terre, nous nous sommes liés aux collines et aux rivières, et c’est ainsi que cela doit être, c’est de cette façon que nous devons vivre. Nous ne sommes pas retournés au vieux concept tribal, mais à un mode de vie. Au départ, nous étions une tribu des bois, mais nous ne le sommes plus. Peut-être sommes-nous seulement indiens ? Nous avons adopté le tepee de peau des tribus des plaines et, pour une grande partie, leur façon de s’habiller et leur manière d’utiliser les chevaux. Mais nous avons conservé les canoës d’écorce de bouleau, la récolte de riz sauvage et le sucre d’érable. C’est une bonne vie. Toi et moi, mon vieil ami, nous avons senti l’essence de la vie – moi dans mon tepee, et toi dans cette maison de pierre. Tu n’es jamais allé dans les étoiles, et ce n’est peut-être pas plus mal. Je suppose qu’ils font de grandes découvertes, là-haut ?
— Quelques-unes, dit Jason. Beaucoup de choses intéressantes. Peut-être même quelques objets utiles, mais nous ne nous sommes pas servis de beaucoup. Nous les avons vus, observés, étudiés même, et dans certains cas nous avons compris leur fonctionnement. Mais nous ne sommes plus une race technologique. Nous avons perdu la technologie quand nous avons perdu la main-d’œuvre et le savoir, quand les machines se sont cassées, que personne n’a su les réparer et quand il n’y a plus eu d’énergie pour les faire fonctionner. Comme tu le sais, nous ne pleurons pas cette technologie perdue. Nous aurions pu le faire, à un certain moment, mais plus maintenant. Ce serait un ennui, à présent. Nous sommes devenus des observateurs compétents et nous éprouvons de la satisfaction à observer. Nous remportons des triomphes mineurs quand nous arrivons à une compréhension réelle. Le but est de savoir, non d’utiliser. Nous ne sommes plus des utilisateurs. D’une certaine manière, nous sommes au-dessus de cela. Voir des ressources inutilisées ne nous dérange pas. Peut-être même nous paraîtrait-il honteux d’essayer de nous en servir ou de les mettre en valeur. Et cela ne s’applique pas qu’aux ressources, mais aussi aux idées et…
— Jusqu’à quel point te souviens-tu, Jason ? Jusqu’à quel point te souviens-tu vraiment d’autrefois ? Non pas du moment où notre tribu vous a trouvés, mais de tout le reste ?
— J’en ai gardé un souvenir assez vif, dit Jason. Et tu devrais te le rappeler aussi. Nous étions des adolescents quand c’est arrivé, nous étions à l’âge où l’on est impressionnable, cela devrait nous avoir fortement frappés.
Nuage Rouge secoua la tête :
— Mes souvenirs sont confus, il y a trop d’autres choses. Je peux à peine me rappeler une vie autre que celle que nous menons aujourd’hui.
— Mes souvenirs se trouvent dans un livre – ou dans plusieurs livres, dit Jason, faisant un geste en direction de l’étagère derrière son bureau. Tout est écrit. Mon grand-père l’a commencé quelque cinquante ans après ce qui est arrivé, pour que nous ne puissions l’oublier, pour que cela ne devienne pas un mythe. Il a noté tout ce dont il a pu se rappeler sur ce qui est arrivé, et quand ce fut terminé, il a tenu un journal régulier. À sa mort, j’ai poursuivi le travail. Tout est écrit, depuis le jour où c’est arrivé.
— Et quand tu mourras, qui écrira ? demanda Nuage Rouge.