— Étoile du Soir aimerait-elle venir avec nous ? demanda Jason. Pour aussi longtemps qu’elle voudra. Cela égayerait un peu la maison d’abriter une adolescente, et j’entreprendrais de la guider dans ses lectures.
— Je le lui demanderai, dit Nuage Rouge. Elle sera ravie. Bien sûr, tu sais qu’elle t’appelle Oncle Jason ?
— Non, je ne le savais pas, répondit Jason. Je suis très honoré.
Le silence s’installa entre les deux hommes et ils restèrent un moment assis dans la quiétude de la bibliothèque. La pendule murale égrenait bruyamment les secondes dans le silence.
Nuage Rouge remua.
— Tu as gardé le décompte du temps écoulé, Jason. Des années, je veux dire. Tu as même une pendule. Nous n’avons pas de pendules, et nous n’avons pas tenu de compte. Nous n’en avons pas pris la peine, nous avons pris chaque instant comme il se présentait et nous l’avons pleinement vécu. Nous ne vivons pas avec les jours, mais avec les saisons et nous n’avons pas tenu le compte des saisons.
— Nous avons peut-être manqué un jour ou deux par-ci par-là, ou ajouté un jour ou deux – je ne peux pas être sûr – mais nous avons tenu le compte. Cela fait cinq mille ans. Physiquement, je suis aussi vieux que mon grand-père quand il a commencé à écrire le journal. Et après cela, il a presque vécu trois mille ans. Si je suis la même échelle, je vivrai au moins huit mille ans. Bien sûr, cela semble impossible et un peu indécent qu’un homme vive huit mille ans.
— Un jour, nous saurons peut-être ce qui a amené tout cela, où sont partis les Autres et pourquoi nous vivons si longtemps, dit Nuage Rouge.
— Peut-être, répondit Jason. Mais j’ai peu d’espoir. Horace, j’ai pensé…
— Oui ?
— Je pourrais rassembler une troupe de robots et les envoyer nettoyer ces champs de maïs à votre place. Ils ne font rien d’autre que traîner. Bien sûr, je sais quel est ton sentiment à leur égard…
— Non. Merci beaucoup. Nous accepterons le maïs, la farine et tout le reste, mais nous ne pouvons pas accepter l’aide des robots.
— Qu’est-ce que vous avez contre eux, en fait ? Ne leur faites-vous pas confiance ? Ils ne traîneront pas, ils ne vous ennuieront pas, ils nettoieront les champs et s’en iront.
— Nous nous sentons mal à l’aise avec eux, dit Nuage Rouge. Ils ne cadrent pas avec nous. Ils nous rappellent ce qui est arrivé quand les Blancs sont venus. Quand nous avons rompu, nous avons rompu complètement. Nous n’avons gardé que quelques choses : de simples outils de métal, la charrue, un meilleur sens économique – nous ne faisons pas ripaille un jour pour mourir de faim le lendemain comme le faisaient les Indiens avant la venue de l’homme blanc. Nous sommes retournés à la vie des bois, à la vie des plaines, comme autrefois. Tout seuls. Et il faut que cela continue ainsi.
— Je crois que je comprends.
— Je ne suis pas non plus absolument sûr que nous leur fassions confiance, dit Nuage Rouge. Pas complètement. Peut-être ceux que vous avez ici, qui travaillent dans vos champs et font d’autres choses pour vous, peut-être ceux-là sont-ils bien ? Mais je fais des réserves quant à quelques-uns des « robots sauvages ». Je t’ai dit, n’est-ce pas, qu’un groupe d’entre eux se trouve en amont du fleuve, sur le site d’une ancienne ville ?
— Oui, je me souviens que tu m’en as parlé. Minneapolis et St Paul. Tu les as vus il y a de nombreuses années. Ils construisaient quelque chose.
— Ils continuent à le construire, dit Nuage Rouge. Nous nous sommes arrêtés en aval et nous avons regardé – de loin. Il y en a plus que jamais et ils construisent toujours. Un grand bâtiment. Bien que cela n’ait pas l’air d’un bâtiment. Les robots ne construiraient pas une maison, n’est-ce pas ?
— Je ne pense pas. Pas pour eux, ils se moquent du temps qu’il fait. Ils sont faits d’une espèce d’alliage pratiquement indestructible qui ne rouille pas, ne s’use pas, et qui résiste pratiquement à tout. Pour eux, les intempéries, les variations de température, la pluie, rien de tout cela n’a de sens.
— Nous n’avons pas traîné là longtemps, dit Nuage Rouge. Nous sommes restés à distance. Nous nous sommes servis de jumelles, mais malgré cela, nous n’avons quand même pas pu voir grand-chose. Nous étions effrayés, je crois. Mal à l’aise. Nous avons filé après avoir jeté un coup d’œil. Je ne pense pas qu’il y avait le moindre danger, mais nous n’avons pris aucun risque.
4.
Étoile du Soir marchait dans le matin en bavardant avec tous les amis qu’elle rencontrait. Fais attention, lapin qui grignote du trèfle, il y a un terrier de renard habité de l’autre côté de la colline. Pourquoi fais-tu claquer tes dents et frappes-tu du pied, petite queue en panache, c’est ton amie qui passe. Tu as pris toutes les noix des trois grands arbres à l’entrée du ravin avant que j’aie le temps de les ramasser et de les emmagasiner. Tu devrais être content car tu es le plus heureux des écureuils. Tu as un nid bien protégé dans un chêne creux et tu y seras bien au chaud et à l’abri quand l’hiver viendra, avec toutes les provisions que tu as cachées partout. Petite mésange, tu te trompes d’endroit et de saison pour te balancer sur cette tige de chardon. Tu ne devrais pas être là si tôt. Tu ne viens que quand il y a de la neige dans l’air. As-tu devancé tes camarades ? Tu vas te sentir seule jusqu’à leur arrivée. Ou bien es-tu comme moi, aimes-tu les derniers jours ensoleillés avant l’arrivée du froid ?
Elle marchait dans le soleil matinal, avec tout autour d’elle le magnifique spectacle des grands bois teintés de pourpre et d’or. Elle voyait la couleur métal bruni de la verge d’or, le bleu ciel des asters. Elle marchait sur l’herbe qui avait été verte et luxuriante et était maintenant jaunie et glissante sous ses mocassins. Elle s’agenouilla pour passer la main sur le tapis vert et écarlate des plaques de lichen qui poussaient sur un vieux bloc de pierre gris, et tout en elle chantait parce qu’elle faisait partie de tout cela – oui, même des lichens, même du rocher.
Elle parvint au sommet de la crête qu’elle gravissait, au-dessus de la forêt touffue qui couvrait les collines autour du fleuve. Un ravin s’enfonçait entre deux pentes escarpées et elle le suivit. Une source coulait d’un affleurement calcaire. Elle continua à suivre le ravin au son musical de l’eau chantante dissimulée qui provenait de la source. Sa pensée s’envola vers cet autre jour. C’était l’été, alors, les collines étaient vertes et les oiseaux chantaient encore dans les arbres. Elle serra contre elle la poupée qu’elle portait et entendit de nouveau les mots que l’arbre lui avait dits. C’était mal, bien sûr, car nulle femme ne devait faire alliance avec quelque chose d’aussi fort et majestueux qu’un arbre. Peut-être avec un bouleau ou un peuplier, ou bien avec un arbre plus petit, plus féminin – cela pouvait être compréhensible, même si c’était mal vu. Mais l’arbre qui lui avait parlé était un antique chêne blanc – un arbre de chasseur.
Il se dressait devant elle, vieux, fort et noueux, mais malgré sa force et la largeur de son tronc, il semblait se tapir contre le sol, comme un ouvrage fortifié. Ses feuilles étaient brunes et avaient commencé à se dessécher, mais il ne les avait pas encore perdues. Il conservait encore son manteau de combattant alors que certains autres arbres autour de lui étaient déjà nus.