Выбрать главу

— Tu ne dis rien, jeune mage pensif, me lance mon gigantesque ami. Il se passe quelque chose ?

Je lui fais signe de se taire. L’homme est tout proche maintenant. Les pigeons s’écartent paresseusement de son chemin, avec la démarche ridicule des oiseaux obèses.

Puis il s’arrête net, comme s’il s’apercevait seulement de ma présence.

Ses yeux s’écarquillent sous l’effet d’une profonde stupeur. Tout à mon propre étonnement, je ne réagis pas quand il psalmodie les mots d’une formule complexe.

L’air se trouble et le sol vacille. En même temps, un bourdonnement insoutenable emplit l’air.

Je crie.

Le troll aussi.

Même si je ne comprends pas ce qui se passe, le fait qu’Erglug ressente la même chose me rassure.

Quand l’environnement se stabilise de nouveau, la route goudronnée a disparu pour laisser la place à un chemin boueux. La forêt, elle, s’est considérablement épaissie.

Quant à l’homme en noir, il s’est volatilisé avec le sort. Tous les deux partis en fumée.

— Ah ! gémit Erglug. Je ressemblois proprement à une personne estonnée ou abestie, qui a perdu le sens et l’entendement, ne se souvenant plus qui il estoit !

— La nasture n’estoit point cholere, ny prompt à se courroucer, mais depuis qu’une fois il l’estoit, on avoit beaucoup affaire à la rappaiser ! je respons en faysant manière de me débouchoyer les esgourdes.

— Ah, jeune sorcelier esbaudissant, ne chommois pas ton entendement et ne laissois à tenter et essayer expedient quelconque pour tascher à faire quelque chose !

— Mais que nous prit tout soudain ceste resverie et desvoyement d’entendement ? je demandois à Erglug qui sembloit aussi estonnifié que moy de parlementer d’auçy estrange manière.

Et estoit alors que je remarquois que messire troll estoit vestu d’une rustilante armure de chevalier. Et moy (je le vist dans le reflect que me renvoya la diste armure et en eust l’entendement au rire point charistable dudit chevalier) d’une vêture de bouffon, façonnée de moult couleurs et fort grelottante.

— Pasmoison ? Alienation d’entendement ? respond Erglug en hissant hault les espaules, dès qu’il finit de se gaussayer de moy.

— Tu te pris à plorer de joye, je dis rempli de vexaille. Et estoit fort damnable et meschant !

C’est alors que le troll me décoche une baffe à me décrocher la mâchoire. J’en perds mon bonnet à clochettes et m’effondre sur le sol.

— Eh ! ça va pas, non ? Tu es complètement cinglé, ma parole !

Sans prendre le temps de réfléchir, je me relève et fonce tête la première contre son bas-ventre. Il accuse le coup en grognant et lève la main pour m’empêcher de remettre ça.

— Stop ! Ça suffira.

— Ça suffira, ça suffira ! Qu’est-ce qui t’a pris de…, je dis, hargneux, avant de me rendre compte qu’on reparle à peu près normalement. Eh ! bien joué !

— Généralement, un troll règle ses problèmes avec des baffes, m’explique Erglug, content de lui. Une fois de plus, la tradition vient de prouver sa supériorité sur l’innovation dont tu te révèles le chantre malheureux.

S’il avait dit chantre mou, je crois que ça m’aurait ulcéré.

Je ramasse machinalement le bonnet en observant notre nouvel environnement qui, lui aussi, mériterait une bonne paire de baffes.

La route goudronnée s’est transformée en chemin de terre boueux creusé d’ornières profondes. Le bois clairsemé en forêt touffue, les arbres malingres en géants noueux aux branches torturées, couvertes de mousse. Des bruissements inquiétants et des halètements se font entendre sur les côtés de la route.

Je me rapproche instinctivement d’Erglug.

— Tu as une explication ? en profite pour me demander le troll.

Les explications, ça ne vient pas comme ça. Il faut réfléchir un minimum. Et là j’ai le cerveau liquide.

— Un sortilège, je réponds malgré tout, autant pour satisfaire Erglug que pour me rassurer.

Comprendre, c’est maîtriser les événements. Et donc offrir moins de prise à la peur.

— Un sortilège drôlement puissant, je précise. À côté du type qui a fait ça, je suis un nourrisson.

— Un type ? Quel type ?

— Le type qui marchait vers nous il y a pas deux minutes, juste avant qu’on soit changés en Don Quichotte et Sancho Pança. Tu ne l’as pas vu ?

Le troll bardé de métal secoue la tête. Blang-blang.

— Il ressemblait à quoi, ton type ?

— La soixantaine, genre grand échalas, barbiche et moustache de mousquetaire, tout en noir…

— Siyah ! s’exclame-t-il en tapant dans ses mains, provoquant à nouveau un grand bruit de casseroles.

— Tu es sûr ?

— Ta description y ressemble, en tout cas. Mais pourquoi Siyah ? Pourquoi venait-il vers nous ?

— Je pense, je dis en relançant ma mécanique cérébrale, que ton magicien a intercepté mon sort de localisation et l’a suivi, peut-être pour voir qui s’intéresse à lui. Lorsqu’il est tombé nez à nez sur nous, il a créé un sortilège de confusion et en a profité pour nous déplacer sur un autre plan. Ou sur le même plan mais ailleurs. Ou encore – et c’est l’explication la plus vraisemblable, à en croire nos tenues et notre façon de parler de tout à l’heure – à une autre époque.

— Un saut dans le temps ?

— Je n’ai pas assez d’éléments en main pour être sûr de quoi que ce soit.

— Donc ?

— On marche jusqu’à ce qu’on rencontre quelqu’un ou quelque chose qui puisse nous aider à sortir de ce cauchemar.

Joignant l’action à la parole, je m’avance sur le chemin de terre qui s’enfonce dans les arbres.

— « L’optimisme est une forme de courage qui donne confiance aux autres et mène au succès », soupire Erglug en m’emboîtant le pas. Puisses-tu avoir raison Baden Powell, ô éminent éclaireur, toi qui remplis jadis les forêts de campeurs succulents.

7

Je viens de comprendre pourquoi cet endroit me semble vaguement familier.

Il ressemble au décor des contes de fées de mon enfance ! Forêt sombre et profonde peuplée de présences inquiétantes, avec un magicien perfide dans le rôle du vilain.

La différence, c’est que je suis entré dans le livre avec mon attirail de mage et un troll musclé. Voici donc venu le temps de frire les méchants ! Entrent en scène, jeunes pucelles et fringants damoiseaux, Jasper le tombeur de trolles et Erglug le dévoreur d’épaule ! Pour quelles aventures ? Ne manquez pas les prochains épisodes du bouffon contre les vampires…

— Tu penses à quoi ? me demande Erglug qui s’est très vite débarrassé de son armure (« Je ressemble à un homard, là-dedans. Ça me donne faim »).

— À rien.

J’ai gardé, quant à moi (qui n’ai pas, comme mon camarade troll, l’habitude d’aller presque nu), mon habit d’arlequin ; j’ai juste abandonné le bonnet à grelots qui me donnait l’air cloche.

— Enfin si, je reprends. Je me dis que je suis bien content de t’avoir avec moi. Parce que comme camarade et frère d’Arglaë tu es un peu lourd, mais comme compagnon d’aventures on peut difficilement rêver mieux.

— Je te retourne le compliment si tu laisses ma sœur en dehors de ça, grogne Erglug en jetant de fréquents regards sur les côtés de la route. N’importe quel troll paierait une fortune pour s’offrir les services d’un magicien bienveillant.

— La bienveillance appelle la bienveillance ! Au sujet d’Arglaë, je me demandais…

— Stop ! N’insiste pas. Il y a dans les bois qui nous entourent des créatures qui dégusteraient volontiers un jeune mage horripilant.

— Tu es sûr ? je dis en me collant contre lui.