— À l’endroit même où tout a commencé, je dis autant pour lui que pour moi : dans le bois de Vincennes.
Sur l’emplacement exact de notre rencontre avec Siyah.
Je me tourne précipitamment vers le maître du château. Contaminé lui aussi par mon sortilège, son apparence se dissout, laissant apparaître…
— Le magicien noir, dit Erglug d’une voix blanche.
Chancelant sur la route qui traverse les bois en direction du fort de Vincennes, à proximité d’un banc public et au milieu d’une troupe de pigeons s’égaillant dans tous les sens, se tient l’homme aperçu quelques heures – quelques années ? – plus tôt.
Émacié, cheveux sombres tirés en arrière, moustaches et barbiche. Exit les vêtements chatoyants et brodés : retour à la chemise de soie noire et au pantalon à pinces, au pardessus noir et aux chaussures vernies.
— Le magicien noir, répète le troll qui semble réellement terrifié.
Mais l’œil sombre du mage, qui accuse le choc provoqué par le sortilège quenyo-runique, ignore superbement Erglug et se pose sur moi. Terrible.
On dirait bien qu’il m’en veut, le maître du château de cartes.
— Toi ! tonne-t-il d’une voix chargée de colère. Sais-tu ce que tu as fait ?
Pour ceux qui l’ignoreraient, j’ai déjà affronté un démon et un vampire. Sans compter (avec un succès moindre, il faut le reconnaître) Walter et mademoiselle Rose. Ce n’est pas un magicien, si méchant soit-il, qui va me faire peur.
— Je ne voyais pas d’autre solution pour me débarrasser définitivement de mon chapeau à grelots, je réponds effrontément.
— Tu as détruit un monde que j’avais mis des années à édifier ! rugit-il, prouvant définitivement son manque d’humour et de recul.
— Comme l’affirme Gaston Saint-Langers, qui s’y connaissait en la matière : « Détruire est une forme de construction, car elle permet sur le champ des ruines de faire pousser d’autres possibles. » Vous devriez y réfléchir !
Je lis un étonnement réel sur son visage.
— Tu es encore plus cinglé que je l’imaginais, dit Siyah en secouant la tête.
— Alors, c’est que vous n’avez pas beaucoup d’imagination.
— Tu vas mourir et tu fais ton malin ! C’est courageux de ta part.
— Un duel de sorciers ? C’est ça que vous voulez ? Comme entre Merlin et madame Mim ? Vous vous voyez plutôt en vieux barbu ou en vieille peau ?
Le magicien noir a un sourire que j’ai du mal à interpréter mais qui ne semble pas franchement bienveillant.
— Qui parle de duel ? Ça sera un massacre. Avec des membres arrachés et du sang, beaucoup de sang.
Bon, il la joue psychologique. Et ça marche ! Je ne peux empêcher quelques tremblements de courir le long de ma colonne vertébrale.
Je me prépare à son attaque, repassant dans ma tête les formules de protection contre les agressions vives et brutales. Il peut venir, je l’att…
Un grondement terrifiant.
Juste derrière moi.
Qui enfle et qui me glace.
Ploc, ploc.
Un filet de bave dégouline sur mon épaule.
Je me retourne lentement, presque au ralenti.
Erglug est là, à quelques centimètres. Pas le Erglug ramant sur un lac un soir de pleine lune en déclamant des vers. Ni le Erglug me faisant la confidence de son affection. Mais le troll de cauchemar qui a essayé de tuer Ombe et qui a mangé la jambe d’un expert malchanceux.
— Erglug ? je dis en déglutissant.
Sa grosse main m’attrape par le cou et me soulève de terre. Je me cramponne au bras velu, tandis que le magicien noir éclate de rire.
— Il est à moi. Je le contrôle. Tu ne le savais pas ?
Si je n’ai pas encore la gorge broyée, c’est parce que Siyah est un sadique qui aime prendre son temps.
Je n’ai aucune chance de m’en sortir par la fuite (mes pieds ne touchent plus le sol), ni par la lutte (ses avant-bras sont de la taille de mes cuisses), encore moins par le dialogue (son Q.I. est actuellement proche de celui d’une huître). Reste la magie. À condition de faire vite.
Mon cerveau mouline. Le problème, c’est qu’il tourne dans le vide. Pas facile, il faut dire, de se concentrer quand trois cents kilos de muscles et de fureur prête à éclater menacent de vous étrangler…
… On raconte qu’au moment de mourir, toute notre vie repasse devant nos yeux en une fraction de seconde.
Mais là, ce n’est pas ma vie qui défile.
Devant mes yeux exorbités, je vois passer des cartes de tarot.
Quatre cartes de tarot.
Tirées par ma mère quand elle s’amusait à me lire mon avenir.
Car il n’y avait pas seulement la Force, l’Impératrice et l’Amoureux.
Il y avait aussi le Chariot, les difficultés à surmonter. Il y avait, harcelé par un chien, le Mat, vagabond hirsute, brutal et insouciant.
Erglug, évidemment.
Avec, dans le rôle du chien, un sortilège de soumission. Il y avait le Bateleur, le maître du jeu.
Le maître du château plutôt : Siyah le Noir.
Et il y avait le Pendu aux vêtements de bouffon, souffrant mille morts pour accéder à la force intérieure.
Moi…
… Le Pendu. Souffrant mille morts. La force intérieure.
C’est mon bras, cramponné à celui d’Erglug, qui me donne l’idée dont j’ai besoin pour vivre encore un peu (et surtout pour ne pas mourir sans avoir connu de fille).
Les runes. Le fer !
Un sortilège attache le troll au magicien noir. Le contre-sort des runes-fourmis a prouvé son efficacité tout à l’heure. S’il a pu venir à bout d’un édifice mystique complexe, je pense qu’il parviendra sans problème à perturber un lien de soumission !
— Debout, Elhaz, toi qui brûles ! Debout, Naudhiz, la survivante ! Debout, Perthro, maîtresse des dés ! Perthro, tu seras le guide. Naudhiz, tu garderas Elhaz qui portera le fer pour détruire les maléfices de l’ennemi.
« Debout, Elhaz, toi qui brûles ! Debout, Naudhiz, la survivante ! Debout, Perthro, maîtresse des dés ! Perthro, tu seras le guide. Naudhiz, tu garderas Elhaz qui portera le fer pour détruire les maléfices de l’ennemi. »
J’ai légèrement modifié la formule. Pourquoi ? Pour ne pas toujours répéter la même chose ! Et puis pour faire plus court. Je commence à suffoquer, moi.
Les marques des runes que j’avais gardées sur mon bras s’évaporent après le dernier mot, si faible que je me demande si je l’ai vraiment prononcé. J’assiste à la multiplication des signes tremblotants et à leur disparition, comme des puces affamées, dans le pelage du troll.
— equen? Ir ni sanc&lya quetuva, er&, l& lertuva mate curuvaro tanw& tana.º
Rien de changé, là, par contre : « Écoute, quand je dirai ton nom, fer, tu pourras manger cette construction de magicien. Equen : irë ni sandëlya quetuva, erë, lë lertuva mate curuvaro tanwë tana. »
Pas le temps d’attendre davantage. Je prends une ultime inspiration et, priant pour que les runes n’aient pas lambiné en route, lance le mot qui dégoupillera mon sort.
— C rC r&Qº
C’est-à-dire : E… Er… Erë !, soit : « F… Fe… Fer ! » On fait ce qu’on peut quand on a une main de troll coincée en travers de la gorge.
Là, il se passe très exactement trois choses.
Première chose : Erglug me lâche et je me vautre sur le sol.
Deuxième chose : Erglug hurle comme un damné et donne l’impression de vraiment beaucoup souffrir.
Troisième chose : le magicien noir lance un « non ! » furieux et se précipite vers moi.
C’est alors que je prends conscience de trois trucs.
Premier truc : un troll génère une magie instinctive, intrinsèque à sa nature de troll. Le fer transporté par mes runes est hélas en train de s’attaquer à cette magie, sans la distinguer de celle que Siyah a introduite artificiellement. C’est pour cela qu’Erglug réagit si violemment.