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Deuxième truc : j’aime bien Erglug. Le voir se tordre dans tous les sens me serre atrocement le cœur.

Troisième truc : il ne faut jamais tourner le dos à un magicien en colère, même quand un ami troll a un problème.

— Cette fois, c’est trop ! souffle le magicien noir en arrivant à ma hauteur.

Il esquisse quelques gestes et prononce quelques mots, dans cette langue étrange que je ne connais pas et qui pourtant résonne familièrement à mes oreilles.

J’ai immédiatement l’impression d’être englué dans un attrape-mouche géant. Incapable de bouger. À la merci de ce malade. Tandis qu’Erglug hurle de douleur.

— J’aimerais pouvoir faire durer le plaisir, annonce Siyah en se plantant devant moi et en tendant une main en direction de mon cœur. Mais tu m’as prouvé par deux fois que tu es plus dangereux que tu en as l’air. La plaisanterie est donc finie. Je mangerai ton cœur, foi de magicien.

J’aurais volontiers ri du jeu de mots, même involontaire, si je n’avais pas aussi mal à la gorge. Et si un fou furieux n’était pas en train d’incanter pour me broyer la poitrine…

Dire qu’un Agent stagiaire aux yeux bleus et une trolle voluptueuse auraient pu avoir mon cœur, et que c’est un vieux beau qui va l’obtenir !

Siyah pose sa main aux doigts fins et délicats sur ma poitrine.

Pas bon, pas bon du tout.

Je me sens possédé par une rage terrible, celle de ma totale impuissance.

Impuissance à me sortir de là, impuissance à aider Erglug. Impuissance à mettre ce débris endimanché hors d’état de nuire.

Au moment où je commence à ressentir une violente douleur, Siyah interrompt dans un hoquet le rituel barbare.

— Non, fait-il en titubant et en reculant d’un pas. Non !

A-t-il vu dans mon cœur le visage d’Ombe le menaçant de mille morts ? Celui d’Arglaë montrant les dents ? Je ne le saurai jamais. Parce que je ne cherche pas à comprendre. Je profite que le sort d’immobilisation soit brusquement distendu pour frapper mon bourreau.

Je vise la joue.

Je touche l’œil et je le crève.

Siyah hurle, de douleur cette fois.

Chacun son tour, je me dis en essuyant avec une grimace de dégoût mon pouce ensanglanté sur mon pantalon.

Le magicien s’éloigne en titubant, le visage dans les mains. Je songe un instant à le poursuivre mais les sanglots d’Erglug me ramènent à d’autres priorités.

Comment stopper un sort qu’on ne savait pas lancer quelques heures plus tôt ?

Le fer. C’est le fer que je dois convaincre.

Les runes, elles, ont accompli leur mission et se sont sûrement déjà évaporées.

— y& cmori&, er&. A ser& ty&, sillumello&.N ahra:: hy&lQº

« Tyë omotië, erë. A serë tyë, sillumello. Hantanyël ! Tu as travaillé dur, fer. Repose-toi maintenant. Je remercie ! »

C’est tout ce que je trouve à dire pour arrêter les dégâts.

Erglug est allongé par terre et sanglote. Il doit sacrement déguster. J’ignorais même qu’un troll pouvait pleurer.

Puis un interminable frisson s’empare du corps musculeux.

Le troll se met à trembler comme une feuille.

Contrecoup caractéristique d’un sort violent cessant de s’exercer : c’est fini. Le fer a stoppé net son attaque. Il m’a obéi.

Je me précipite auprès d’Erglug. Je me penche sur lui, je le secoue doucement. La montagne de muscles reste prostrée et halète.

— Erglug ! Erglug… Ça va ?

Il pousse un faible grognement.

— Je suis désolé, Erglug ! Vraiment ! Tu allais me tuer ! Je n’ai pas pu faire autrement !

Je suis en larmes, moi aussi. C’est la première fois que j’inflige (physiquement) du mal à quelqu’un que j’aime bien. On ne se connaît que depuis deux jours, Erglug et moi, mais ce qu’on a vécu ensemble était très fort.

— Dis-moi quelque chose, Erglug ! je continue d’une voix étranglée. S’il te plaît.

Le troll bouge enfin. Il tourne vers moi un visage tuméfié, ravagé par la douleur.

— Fais-moi deux promesses…, jeune mage dangereux, articule-t-il péniblement.

— Tout ce que tu voudras !

Je sais que les trolls possèdent des facultés de récupération supérieures à celles des humains. Mais là, c’est impressionnant. Erglug parvient à s’asseoir. Il inspire et expire plusieurs fois avant de reprendre la parole.

— Promets-moi… de ne jamais être mon ennemi.

— Accordé ! je dis en lui tapotant l’épaule.

Il se redresse complètement, grimace, puis bouge chacun de ses membres pour s’assurer que tout fonctionne comme avant.

— Et de ne jamais dire à personne que tu m’as vu pleurer, termine-t-il d’une voix lourde de menaces.

— Je te le promets !

J’hésite à poursuivre. Je comptais profiter de son état de faiblesse, mais il semble aller beaucoup mieux. Je me lance quand même :

— Ça serait chouette que toi non plus tu ne sois jamais mon ennemi. Tu as vu la marque que tu m’as laissée sur le cou ? Je vais avoir un bleu énorme ! Il va falloir que je porte un foulard pendant au moins une semaine !

— Quand je pense que je tenais enfin l’occasion de te faire taire, soupire Erglug en levant les yeux au ciel.

— J’imagine que ça veut dire oui. Ensuite… Eh bien, j’aimerais que tu me laisses fréquenter ta sœur.

— Même pas en rêve ! gronde-t-il en les braquant sur moi.

— Ça veut dire non ? Tu es dur. J’ai dit fréquenter, pas draguer. Et puis n’oublie pas que je t’ai libéré de ta soumission. Enfin, j’imagine. On n’a pas eu le temps de vérifier mais je pense que, vu les dégâts qu’il t’a infligés, mon sortilège a détruit le lien magique existant entre Siyah et toi.

— Tu m’as abominablement tourmenté !

— On ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs.

— Tu as raison. Je vais d’ailleurs le prouver tout de suite en te transformant en omelette.

— Eh bien, je rétorque, acerbe, tu n’as pas mis longtemps à redevenir toi-même ! N’empêche qu’un pacte est un pacte. Je t’ai libéré. Même les trolls doivent honorer les pactes !

— Mais qu’est-ce que ma sœur vient faire dans le pacte ? demande Erglug éberlué. C’était ma liberté contre la vie de ton amie.

— C’est possible, je reconnais en rougissant. Maintenant que tu le dis…

— En plus, reprend le troll en pointant vers moi un doigt accusateur, c’est un pacte que tu n’as pas honoré.

— Comment ça ?

— Tu devais liquider le magicien noir.

— Il s’est enfui, je confesse piteusement. Mais c’était lui ou toi ! J’ai choisi…

Erglug me fixe un long moment et m’accorde enfin un sourire.

— « Après une bonne querelle, dit Cioran, on se sent plus léger et plus généreux qu’avant. » Il a mille fois raison. Viens dans mes bras, Jasper, et faisons la paix.

Je n’hésite pas une seconde. Je me précipite contre lui et j’enserre de mes bras la taille épaisse du troll. Erglug me donne l’accolade.

— Ce que tu as fait pour moi, dit-il une fois les effusions terminées, je ne l’oublierai pas. Je vais t’en donner la preuve.

Il fouille dans une poche de son pagne, en extirpe une figurine en os polie par les ans.

— Si un jour tu es en danger, utilise ceci.

Je prends dans ma main la pièce qui, représente un troll sculpté de façon grossière.

— C’est un artefact ? je demande avec respect. Un moyen de t’appeler près de moi en cas de besoin ? Erglug me regarde avec de grands yeux.

— Hein ? Un bibelot magique ? Et puis quoi encore ! C’est juste une statuette de troll, pour te rappeler d’être fort et courageux quand ça tourne mal.

— Ah, je lâche, déçu, en rangeant malgré tout la figurine dans ma sacoche. Merci !