— Pas de quoi.
— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ?
— On va chercher à manger. Je meurs de faim.
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Notes sur les trolls – vie et mœurs par Jasper Agent stagiaire.
« On raconte beaucoup de bêtises sur les trolls. Ces balivernes sont notamment le fait de certains Allemands qui se bombardent spécialistes parce qu’ils ont survécu (parfois de justesse) à une rencontre avec un membre (quand ils ont de la chance) de cette espèce… »
« Ainsi, les trolls ne sont pas du tout philosophes et leur sens de l’humour est carrément limité. Il y a des exceptions. Erglug Guppelnagemanglang üb Transgereï, par exemple, est d’une certaine manière l’archétype du troll et en même temps l’anti-troll par excellence. Fougueux et impétueux (souvent pétueux tout court, hélas), violent et sauvage, buveur et bâfreur, costaud et résistant comme un char d’assaut, il est paradoxalement capable, outre le poète philosophe troll Hiéronymus Verkling barb Loreleï, de citer Chateaubriand et Desproges, de s’émouvoir devant une fleur, et il trouve un réel plaisir à abuser de ces jeux de mots hilarants par lesquels on reconnaît les gens de qualité… »
« Ce fameux Erglug a une sœur, Arglaë, dont je ne dirai rien, sinon que les femmes trolles ne sont pas toutes grosses et moches. Il éprouve pour elle une grande tendresse ainsi qu’un vif et irrépressible sentiment protecteur dont les jeunes mâles entreprenants peuvent faire les frais (d’hôpital). Ce qui prouve que la famille est sacrée aux yeux des trolls, qui mènent par ailleurs une vie solitaire, libre et primesautière… »
« Le clan est un autre aspect de la vie sociale troll. Il regroupe des individus autour d’un ancêtre commun. Celui dont se réclame le clan d’Erglug, par exemple, est sorti du bois et de l’anonymat en 1392, en attaquant l’escorte de Charles VI dans la forêt du Mans et en flanquant au roi de France une pétoche dont il ne s’est jamais remis.
Le clan se réunit à l’occasion de célébrations rythmées par les cycles naturels (comme le solstice d’hiver) ou bien en cas de guerre contre un autre clan. Il peut arriver que plusieurs clans s’unissent, pour faire face à une menace extérieure. Mais leurs activités principales (manger, boire, se bagarrer et je passe sur le reste, parce qu’il y a de jeunes Agents stagiaires qui pourraient être amenés à lire ces notes) occupent trop les trolls pour que ce genre de guerres destructrices soient fréquentes… »
« J’en profite pour tordre le cou à une rumeur colportée par de jeunes blondinets à tête de fayot : les trolls ne sentent pas tous mauvais (certaines trolles sentent même plutôt bon…, c’est en tout cas le bruit qui court !).
Les seuls véritables effluves qu’ils dégagent sont d’ordre mystique. Une sorte de magie naturelle et instinctive, formant une aura à large spectre qui pousse les humains ordinaires à les éviter et à ne pas les remarquer.
Je ne trahis pas un secret. Je crois que les trolls l’ignorent et, dans le cas contraire, s’en moquent pas mal… »
« Les rapports des trolls avec la magie sont intéressants à plus d’un titre et mériteraient davantage qu’un paragraphe.
Mais je me dis qu’un paragraphe, c’est quand même mieux que rien.
Il est de notoriété publique dans le monde des magiciens que le troll est particulièrement réceptif au sort de soumission. En réalité, il est particulièrement réceptif à tous les sorts, qui déclenchent chez lui des réactions extrêmes. Il craint donc et évite la magie quelle qu’elle soit, source pour lui de malaise (dans le meilleur des cas) ou de douleurs (dans le pire dégât).
Un magicien inexpérimenté a un jour, par inadvertance, jeté sur un troll un sortilège s’attaquant à la magie brute dont il est imprégné, ce qui a causé au troll et au magicien une grande souffrance, physique pour le premier et psychologique pour le second.
Ceci illustre à merveille mon propos et le prolonge de manière inattendue : jusqu’à quel point l’essence des trolls – et, par extension, celle des êtres appartenant au monde des Anormaux – est-elle liée à la magie ?… »
« Trois choses sont particulièrement hallucinantes chez les trolls.
La première, c’est la quantité de nourriture qu’ils sont capables d’avaler et la vitesse à laquelle ils peuvent le faire. À vos marques ! Prêt ? Feu…
La deuxième, c’est la rapidité de leur course, alors que tout dans leur apparence annonce la puissance pataude. Ils vont comme le vent. Pile à poil.
La troisième, c’est leur force. Enfin, c’est ce qu’on m’a raconté, parce que je n’ai pas encore eu l’occasion de voir un troll briller dans un combat.
Quoi qu’il en soit, je pense qu’il pourrait y avoir des olympiades de trolls, des concours pour départager les meilleurs mangeurs, les meilleurs coureurs et les meilleurs lutteurs. Mais je dis ça comme ça, hein, ce n’est peut-être pas une bonne idée… »
« Est-ce que les trolls croient en Dieu ? Difficile à dire. Certains d’entre eux, comme Erglug, font souvent référence à Krom, sorte de divinité tellurique et priapique, qui court après les femmes en éclatant de rire et écrase ses ennemis avec un grand marteau. Krom est surtout invoqué quand les choses tournent mal, pour jurer, ou pour manifester son intérêt quand une jolie trolle ou un beau magicien (dans le cas d’une jolie trolle) passe dans le coin (enfin, c’est juste un exemple)… »
« Les trolls ignorent ce qu’est le froid. Ils vont l’hiver vêtus d’un simple pagne en peau de bête, non pas à cause d’un sentiment de pudeur qu’ils ignorent, mais (dixit Erglug) à cause des mouches vert et jaune particulièrement irritantes qui leur tournent souvent autour. Personnellement, je trouve ces fameuses mouches répugnantes, mais elles possèdent l’immense qualité d’obliger les trolls à porter des pagnes… »
« Les poils dont les trolls sont couverts ne ressemblent pas à ceux d’une fourrure animale. Ils ont un côté humain assez dérangeant. On aperçoit d’ailleurs assez nettement la peau dessous, surtout chez les trolles, moins abondamment velues que leurs homologues mâles. Ces poils peuvent être doux et soyeux, surtout ceux de l’épaule et du cou… »
« Les trolls éprouvent-ils les mêmes sentiments que les humains ? Je réponds sans hésiter oui. Sauf qu’ils les expriment différemment.
Si quelqu’un me tape sur les nerfs, je me contente de lever les yeux au ciel, d’éviter ce quelqu’un ou (cas extrême) de l’envoyer balader. Un troll aurait plutôt tendance à lui arracher un bras ou à lui écraser la tête d’un coup de poing.
Si une fille me plaît, j’essaye d’accrocher son regard, de lui sourire, de lui écrire un petit mot ou de lui parler. Une trolle préférera prendre la main du garçon sur lequel elle a jeté son dévolu pour l’entraîner dans les bois.
Il y a, chez les trolls, un côté direct et spontané dont les humains sont (malheureusement ?) dépourvus… »
« La nourriture trolle ne vaut pas une ligne dans le guide Duchemin. Elle consiste essentiellement en viande rouge grillée sur le feu. Les trolls la mangent à moitié crue ou brûlée, avec force bruits de bouche et autres grognements.
Les plus raffinés fabriquent une sorte de pain avec une farine mal écrasée délayée à la bière. Ils en font des tranches énormes sur lesquelles ils mettent la viande qu’ils mangent ensuite avec force bruits de bouche et autres grognements.
Des fruits de saison constituent le dessert.
Les trolles, n’échappant point aux obsessions des femmes pour la verdure, allègent les ventrées carnées avec une poignée d’herbes cueillies au bord de l’eau ou l’écorce d’un frêle arbrisseau.