Comme boisson, les trolls se contentent d’une bière épaisse et chargée en alcool, brassée avec flemme et servie dans de grandes cornes d’aurochs.
Le seul truc bio, c’est qu’à mon avis, tout ça est complètement bien (ou le contraire, je ne sais plus Erglug vient de m’obliger à bière toute une corne à boire)… »
« La musique et la danse laissent une première impression d’archaïsme, voire de ringardise. Quand on regarde de plus près, c’est différent. Un gros tambour, sur lequel se déchaîne un troll infatigable et enthousiaste, donne le rythme, tandis qu’une flûte maniée avec dextérité joue la mélodie. Si on tend l’oreille, on s’aperçoit que les variations rythmiques sont très riches et que la musique, loin d’être répétitive, se renouvelle en permanence.
Il suffit de voir les trolls se trémousser en dessinant de subtiles arabesques pour en avoir la confirmation : certains groupes de rock prometteurs, qui déclencheraient la ferveur des spectateurs au ring, feraient un bide ici.
Il paraît que les trolles dansent merveilleusement bien, avec une sensualité qui met le feu à la neige. Je ne sais pas. Quand j’y étais, il n’y avait pas de neige… »
« Quel est le prédateur du troll ? La question peut paraître étrange, mais j’ai remarqué depuis longtemps que tous les êtres vivants ont le leur. Le ver de terre, la poule. La poule, le renard. Le renard, le loup. Le loup, l’homme. L’homme, le vampire. Le vampire, l’homme. L’homme, le ver de terre. Et le troll ? J’ai pensé au magicien. Et à la bière. La bière a mis au tapis bien plus de trolls que les magiciens… »
« J’ai demandé à Erglug pourquoi les quelques trolls qui se piquent de philosophie citent essentiellement les penseurs humains. N’existe-t-il pas de philosophes trolls, hormis l’abscons et incompréhensible Hiéronymus Verkling barb Loreleï ?
Erglug m’a répondu qu’il connaissait intimement un brillant philosophe troll qui écrirait volontiers un livre si son temps n’était pas bouffé par les questions d’un jeune mage scribouillard.
Je lui ai dit que je n’embêterais plus ce brillant philosophe troll si sa sœur était là et il a essayé de me frapper. Heureusement, neuf litres de prédation mousseuse sont venus à mon secours. Erglug s’est lamentablement étalé par terre en grognant une citation du brillant philosophe troll auquel il venait de faire allusion : « Si tu touches à ma sœur, je casse ta gueule de jeune mage hormonalement perturbé ! »
Finalement, c’est peut-être mieux qu’il n’écrive pas de livre et que Hiéronymus Verkling barb Loreleï reste le seul de son espèce… »
« J’ai essayé de savoir s’il existait beaucoup de trolls. Les réponses ont été évasives mais j’ai cru comprendre qu’il y en avait davantage autrefois qu’aujourd’hui. À cause de l’expansion des hommes. Moins de zones sauvages, moins de trolls.
En plus, les trolls ne peuvent pas habiter n’importe où. Les forêts sont toutes occupées par d’autres Anormaux obligés de se cacher des hommes. Empiéter sur leurs territoires provoquerait des conflits sans fin.
C’est pour cela que l’Association est intervenue et a conclu toutes sortes d’accords. Elle a reconnu aux trolls certains droits sur certaines zones et a obtenu d’eux qu’ils s’en tiennent là. En échange, elle s’est engagée à leur venir en aide en cas de problèmes.
C’est donc mon statut d’Agent qui m’a valu d’être épargné par Erglug lors de notre première rencontre.
On est peu de chose, quand on y réfléchit bien… »
« J’ai demandé à Erglug pourquoi il n’y avait ni bébés ni enfants trolls à la fête. Il m’a répondu que les jeunes vivent à l’écart des adultes, avec leur mère, dans des endroits sûrs, en attendant d’être en âge d’affronter les périls d’un monde dominé par des humains instables et craintifs, donc dangereux.
Je lui ai demandé ensuite si les jeunes filles trolles se regroupaient elles aussi dans un endroit spécifique, et Erglug m’a recommandé d’aller prendre un bain dans l’eau glacée du lac… »
« Erglug m’a confié tout à l’heure un secret qui, depuis, me laisse songeur et me pousse à mettre un terme à cette prise de notes.
Il m’a dit, en gloussant, que les trolls en général (et lui en particulier) racontent beaucoup de bêtises. De l’ordre de cinquante pour cent, pour l’ensemble de leurs propos.
Ce qui relativise considérablement l’importance de mes informations et porte un sacré coup à leur crédibilité.
J’ai été tenté de tout déchirer. Et puis je me suis dit qu’au pire la moitié de mes notes restait valable. La difficulté étant de faire le tri… »
11
« Chère Arglaë,
J’espère qu’Erglug tiendra sa promesse et qu’il te remettra cette lettre. Il m’a affirmé que les trolls savent lire. Il plaisante souvent, mais j’ai accepté de le croire, parce que j’ai envie que ce soit vrai.
J’ai décidé de t’écrire en désespoir de cause puisque je t’ai attendue deux soirs de suite sur l’Île-aux-Oiseaux, en vain. J’ai guetté ton arrivée, le cœur battant, sursautant au moindre bruit.
Mais tu n’es pas venue. Ton frère m’a dit qu’il n’y était pour rien, qu’il ne t’avait ni donné de consignes particulières ni interdit de me voir. Que les jeunes trolls étaient imprévisibles, qu’ils aimaient se retrouver en bande pour délirer et refaire le monde, un monde plus beau, un monde d’avant l’omniprésence des hommes.
Ces deux nuits où tu n’étais pas là, j’aurais aimé être un troll.
Pour de vrai, je veux dire.
Car j’ai été promu troll d’honneur ! En récompense de mes exploits. Parce que j’ai libéré Erglug du sort qui le liait ou bien parce que j’ai réussi à le supporter toute une journée ? Toujours est-il que les autres ont fait de moi le héros d’une grande fête donnée en mon honneur. On m’a obligé à engloutir plus de viande que je n’en ai jamais mangé, boire de la bière et même danser ! Je connais deux gars qui auraient payé une fortune pour voir ça.
J’ai vécu dans la clairière de l’Île-aux-Oiseaux des moments formidables.
Mais tu n’étais pas là.
Je sens encore sur mon épaule le poids de ta tête, dans mon cou ton souffle régulier. Dans mon âme les étoiles vers lesquelles se perdait ton regard.
Je ne sais plus très bien où j’en suis. Je croyais sincèrement que mon cœur battait pour une autre. Maintenant je ne sais pas. Peut-être que je ne le saurai jamais puisque je ne vois pas comment ni quand je pourrai te revoir. Moi plongé dans ma vie de jeune mage lycéen, toi dans celle de jolie trolle en fugue perpétuelle.
J’avais plein de choses à te dire en commençant ma lettre. J’ai peur qu’elles soient affreusement banales et niaises. Alors je vais m’arrêter là. J’ai dit, je crois, l’essentiel.
J’ai beaucoup regretté que tu n’aies pas été là. J’aurais voulu te parler. Te sentir à côté de moi. Essayer d’y voir plus clair (ou encore moins !). Tant pis. On court tous après des réponses. J’ai bien l’impression que je n’ai pas fini de cavaler derrière, en attendant que le destin abatte ses cartes !
Où que tu sois, Arglaë, et quoi que tu fasses, j’espère que ça va.
Fais attention à toi et que Krom te protège.
Jasper »
12
Il n’y a pas long de l’Île-aux-Oiseaux jusqu’à Paris. Cinq minutes de barque, trente de marche sur des chemins balisés jusqu’à la gare du RER, douze de train, enfin, pour arriver au centre de la capitale. Pas de quoi fouetter un troll.