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Et pourtant.

J’aurais pu prendre une fusée pour aller sur la lune un avion en direction de la jungle amazonienne ou un bateau vers l’antarctique, je n’aurais pas été plus dépaysé.

Pendant un long moment, j’ai regardé les humains autour de moi comme s’ils étaient des extraterrestres. Je les ai trouvés ridiculement petits et fragiles dans leurs vêtements d’hiver. Exagérément affairés. Graves et tristes.

Puis ma grille de lecture du monde s’est ajustée, elle est repassée sur le mode normal et tout est redevenu comme avant. Avant ma rencontre avec Erglug.

C’est faux.

Rien ne sera plus jamais pareil.

Car je fais désormais partie du clan de l’Île-aux-Oiseaux, à titre honorifique, certes, mais quand même. J’ai hérité d’un seul coup et de façon massive de la famille que je n’ai jamais eue. Une grande et encombrante famille, mais une famille au poil.

Le touriste japonais, dans la rame, fait un bond de côté quand je commence à grogner et à montrer les dents.

Du calme, Jasper. Couché. Là, bon troll.

La rue du Horla, où se trouve le siège de l’Association, est à quelques pâtés de maisons de l’arrêt de bus. Tant mieux, j’ai besoin de marcher. Le métro m’aurait conduit plus près, mais je n’ai pas eu le cœur, en quittant le RER, de rester sous terre.

J’ai vécu ces derniers jours dans le présent, confronté à des problèmes urgents puis à des moments heureux. Le temps avec moi-même, je l’ai passé à attendre Arglaë, à l’espérer. Elle n’est pas venue. Je lui ai écrit une pauvre lettre qui va définitivement me griller.

La marche délie mes pensées, qui se bousculent et se jettent les unes sur les autres dans une gigantesque foire d’empoigne. Les événements récents commencent à affluer.

Ils reviennent en masse et me submergent :

— le concert au ring et ce succès inattendu dont je n’ai même pas profité ;

— le coup de fil à Ombe et son agression ;

— le sortilège de filature ;

— Erglug dans l’ombre des entrepôts ;

— le bois de Vincennes et la nuit avec Arglaë ;

— la magie au pied de l’arbre ;

— le face-à-face avec Siyah et sa transformation en maître du château ;

— les épreuves virtuelles ;

— mes runes-fourmis à l’assaut de la forteresse ;

— l’affrontement avec Erglug et le duel avec le magicien noir ;

— la fête dans l’Île-aux-Oiseaux…

Qui a dit que les ados s’ennuyaient à regarder passer leur vie avec des « bof » et des « on fait quoi » ?

C’est pourtant ce que j’aurais dû faire, m’embêter chez moi au lieu de courir les routes ! Car je suis officiellement suspendu de toute activité par l’Association et c’est ça surtout, que je redoute en traînant les pieds sur le trottoir.

Ça va barder, c’est évident.

Il paraît qu’être adulte, chez les humains, c’est assumer ses choix et ses actes. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai là tout de suite, une furieuse envie d’être troll.

Il y a autre chose qui me tourmente, tandis que mes pas me rapprochent dangereusement de la rue du Horla. Ce n’est pas Arglaë (je suis obsédé, d’accord, mais il ne faut pas exagérer). C’est la magie.

Bon sang, il y a moins d’une semaine, j’affrontais un démon et je m’en sortais sans une égratignure ! Et puis un vampire, lui aussi vaincu grâce à mes sortilèges.

Il y a deux jours, c’était le tour d’un puissant magicien.

Sans compter mon combat contre Erglug. Terrasser un troll, c’est pas rien ! Ça m’a valu le respect immédiat des meilleurs lutteurs de son… de mon clan.

Où est-ce que je veux en venir ?

Je ne suis qu’un jeune mage inexpérimenté et je viens à bout d’Anormaux ou de Paranormaux théoriquement beaucoup plus forts que moi.

Mes pouvoirs grandissent et je ne sais pas pourquoi. J’aurais aimé pouvoir en parler à quelqu’un. Mais je ne vois pas qui !

Quelqu’un de l’Association ? Rose ou Walter, le Sphinx ? Non. Pour eux je suis un gamin, agaçant et incontrôlable. Ils ne me prennent jamais au sérieux. Pire : ils n’essayent jamais de me comprendre. Un expert alors ? Quelques experts sont venus donner des cours sur la magie dans le cadre de notre formation. Sans me vanter, j’étais au moins aussi fort qu’eux… Et puis, quand on considère que le séminaire sur les trolls a été assuré par un spécialiste qui ne connaissait pas grand-chose aux trolls, on est en droit de se poser des questions sur les as de la magie employés par l’Association !

De fil en aiguille, j’en viens à repenser à mes combats et je me dis que la magie ne suffit pas à tout expliquer. J’ai aussi eu de la chance.

Beaucoup de chance.

Le démon aurait pu me dévorer sans problème, s’il n’avait pas été si nonchalant et sûr de lui. Le vampire aussi, qui a préféré me dérouiller plutôt que me liquider sans attendre. J’ai à chaque fois mis à profit le temps qu’ils m’ont bêtement laissé pour trouver une solution.

Pareil pour le magicien noir : sa morgue et sa haine l’ont aveuglé et…

Stop. Non, pas le magicien noir.

Lui n’a pas pris de risque. Il m’a immobilisé. Il était à deux doigts de m’arracher le cœur et j’étais totalement impuissant.

Ce n’est pas moi qui l’ai vaincu, c’est lui qui a battu en retraite.

Brusquement.

Sans raison.

Comment est-ce que j’ai pu oublier ce détail en consignant cet épisode dans mon Livre des Ombres, hier, entre le cinquième et le sixième repas de la journée ?

C’est très bizarre. Plus que ça, même. Très inquiétant.

Sans oublier qu’il a réussi à s’enfuir. Et qu’il a de bonnes raisons de m’en vouloir personnellement : j’ai déchiré l’étoffe fragile du monde qu’il avait patiemment inventé et je lui ai crevé un œil. On déteste les gens pour moins que ça !

Oui, j’aimerais vraiment connaître quelqu’un capable de me dire quoi faire, comment me protéger, me préparer pour la prochaine et inévitable rencontre avec le magicien noir.

Les chiffres métalliques du 13 de la rue du Horla penchent un peu. Je ne m’en étais pas aperçu avant aujourd’hui. Peut-être parce que je n’ai jamais autant hésité à pousser la porte à la peinture écaillée.

Je contemple le terrain vague à côté duquel l’immeuble qui abrite les locaux de l’Association dresse sa façade défraîchie. Le grand panneau, presque illisible maintenant, qui annonce la construction prochaine d’une résidence, m’hypnotise comme le ferait l’écran d’une télévision. Je cligne des yeux.

Courage, Jasper.

L’entrée n’est pas fermée et une odeur tenace d’urine me prend à la gorge. Pas de doute, je suis dans le bon immeuble. Une lueur pâlotte prend possession des escaliers lorsque j’appuie sur un interrupteur qui a dû connaître l’époque de René Coty.

Premier étage, celui de l’Amicale des joueuses de bingo.

Deuxième étage, celui de l’Association.

Troisième étage, celui du Club philatéliste. Je n’y suis jamais monté.

Toc toc. Le contact de mes doigts avec le puissant sortilège qui protège la porte de l’Association déclenche dans mon bras une série de frissons inhabituels. L’appréhension, sans doute. Je me dis que celui qui a apposé ce sort complexe pourrait certainement être un interlocuteur de poids. Est-ce que mademoiselle Rose serait d’accord pour me le présenter ?

Le déclic d’ouverture me ramène à la dure instantanéité. Je prends une grande inspiration et j’entre.

En face, tout proche d’un tableau dans le couloir représentant la Gorgone, le secrétariat. À l’intérieur du secrétariat, chignon, lunettes rondes et cheveux gris, mademoiselle Rose. Qui pivote instantanément dans ma direction et me fixe avec l’air sévère réservé aux indésirables.

— Bonjour Rose, je lance bravement en pénétrant dans le bureau.