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— Jasper ? Qu’est-ce que tu fais là ? Je sais que les mathématiques ne sont pas ton point fort, mais il reste neuf jours avant ta réintégration !

J’essaye de soutenir l’intense regard qui me dévisage et je finis par baisser les yeux. Comme d’habitude.

— Je… J’ai…

Mademoiselle Rose hausse un sourcil.

— J’ai désobéi, je dis dans un murmure à peine audible.

Quelque part, une porte claque. Le pas lourd de Walter résonne dans le couloir. Il ne manquait plus que ça !

— C’est la voix de Jasper que j’entends ? tonne le directeur avant de faire irruption dans le secrétariat. Eh bien, tu devrais être chez toi, en train de faire tes devoirs !

— Justement, je réponds en levant les yeux sur le petit homme bedonnant serré dans une affreuse chemise vert terre (original). Je faisais mon devoir… mais pas chez moi.

Le visage de Walter devient écarlate, tandis que mademoiselle Rose hausse le second sourcil.

— C’est une longue histoire, je commence.

— Essaye de résumer, dit Walter en essuyant avec un vieux mouchoir constellé de taches suspectes la sueur perlant sur son crâne.

— D’abord, je voudrais savoir : vous avez des nouvelles d’Ombe ?

— Nous l’avons vue hier, me rassure mademoiselle Rose, qui sent dans ma voix que c’est important.

Un poids invisible quitte mes épaules. Ombe est passée rue du Horla. Elle a survécu aux loups-garous des entrepôts. Elle va bien…

— Alors, cette histoire ? s’impatiente Walter.

— Voilà, je reprends. J’étais tranquillement en train de faire de la musique avec des copains dans un bar. Je vous ai parlé de mon groupe, Alamanyar ?

— Une autre fois, Jasper, me coupe mademoiselle Rose.

— Oui, une autre fois. Où j’en étais ? Ah, je reçois donc un coup de téléphone d’Ombe. Enfin, c’est-à-dire que c’est plutôt moi qui l’appelle.

— Au mépris de toutes les consignes. Bref !

— Oui, bref. À l’autre bout du fil, j’entends les bruits d’une bagarre et puis plus rien. L’angoisse absolue. Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ?

— Nous aurions appelé l’Association, j’imagine, répond Walter en grinçant des dents.

— L’Association. Bien sûr ! Évidemment… C’est pas que je n’y ai pas pensé, mais je me suis immédiatement senti tenu par l’article 8 : « L’aide à un Agent en danger prime sur la mission. »

— Parce que tu étais en mission ? me demande mademoiselle Rose avec une pointe d’ironie.

— D’une certaine façon, oui. « Vivre est en soi une mission, celle de se tenir droit dans ses bottes. »

Walter et mademoiselle Rose échangent un regard que je n’arrive pas à déchiffrer.

— Qu’est-ce que Gaston Saint-Langers vient faire là-dedans ?

— Euh rien, je bafouille. En fait, c’est vrai, j’étais plutôt dans l’absence de mission. Mais j’ai pensé que ma mise à pied était automatiquement levée en cas d’urgence !

— Ensuite ? soupire Walter.

— J’ai élaboré un sort de localisation à partir de nos téléphones portables. Ce sort m’a conduit jusqu’à des entrepôts, au bord de la Seine, après le périphérique.

— C’était un sort de localisation ou de transfert ? Je ne comprends rien, sois précis !

— J’ai localisé Ombe grâce à un sort et j’ai remonté sa piste en scooter, je reprends patiemment pour Walter. Avec MON scooter, je m’empresse de préciser en voyant le visage de mademoiselle Rose s’assombrir. Je m’en suis acheté un depuis la dernière fois. Mais arrivé sur place, plus d’Ombe. Juste les traces d’une grosse bagarre.

— Donc, après avoir constaté ce qui s’est passé, tu es rentré chez toi.

— Euh non, Rose. Parce que les entrepôts n’étaient pas vides.

Mes interlocuteurs retiennent leur souffle.

— Un démon ?

— Un démon ? Pourquoi un démon ? Je ne rencontre pas des démons tous les jours, quand même !

— Tant mieux, tant mieux ! dit Walter apparemment soulagé. Alors, qu’est-ce que tu as vu ?

— Un troll.

Cette fois, ils sursautent tous les deux.

— Un troll qui a essayé de tuer Ombe, je précise. Mais il n’a pas réussi. C’était lui, les traces de bagarre. Il m’a dit qu’Ombe était repartie saine et sauve avec un loup-garou, juste avant que j’arrive. C’est pour ça que je m’inquiétais et que je vous ai demandé si…

— Un troll, répète Walter en me coupant et en tirant sur sa cravate mauve à rayures jaune fluo. Décidément, les trolls sont à la mode en ce moment.

— Ce n’est pas après moi qu’il en avait mais après Ombe, je répète, sans comprendre la remarque de Walter. Enfin, lui il n’en veut à personne. Un magicien a pratiqué sur ce troll un sort de soumission. Et c’est ce magicien qui, par son intermédiaire, a essayé de tuer Ombe. Ne me demandez pas pourquoi, je n’en sais rien.

— C’est à ce moment-là que tu as compris que la mission de sauvetage n’avait plus de raison d’être et que tu es rentré chez toi, dit Walter avec espoir.

— Non. C’est à ce moment-là que je me suis dit que la véritable mission commençait, je réponds en sachant très bien que je ne pourrai plus faire marche arrière.

Walter cherche un siège et s’y laisse tomber. Mademoiselle Rose branche l’enregistreur qu’elle utilise avec moi, soi-disant parce que mes rapports sont trop longs pour être pris en notes.

Il y a un silence que j’interprète comme une invitation à continuer.

— Quand j’ai compris qu’Erglug – c’est le nom du troll – continuerait à pourchasser Ombe, j’ai conclu un accord avec lui : il acceptait de la laisser tranquille le temps que je retrouve le magicien et que je neutralise le sort de soumission.

— Un accord, gémit Walter en s’épongeant cette fois le front. Avec un troll !

Certains moments de la vie ressemblent à ceux qu’on passe sur le fauteuil d’un dentiste. J’ouvre grand la bouche, je serre fort les accoudoirs de mon siège et je continue, avec emphase d’abord, puis, devant le regard clairement désapprobateur de mademoiselle Rose, avec davantage de concision :

— Montant sans frémir dans le chariot du destin, je… j’ai accompagné le troll sur l’Île-aux-Oiseaux, où il m’a présenté à son clan. J’ai ensuite lancé un autre sort de localisation et on est partis à la recherche de Siyah, c’est le nom du magicien mais, moi, je préfère l’appeler le magicien noir, parce qu’il est malfaisant et qu’il s’habille en noir. On n’a pas eu à courir très loin parce que le magicien noir, attiré par mon sort, est venu à notre rencontre. On s’est aussitôt retrouvés, Erglug et moi, dans une réalité alternative complexe imaginée par Siyah. Une sorte de Moyen Âge revisité dans lequel son avatar était tout-puissant. Vous me suivez ? J’ai dû fabriquer un ingénieux contre-sort qui nous a renvoyés dans le bois de Vincennes. Là, j’ai affronté le magicien noir et je l’ai mis en déroute, après avoir libéré Erglug de sa soumission. Les trolls du clan d’Erglug ont absolument tenu à me garder avec eux pour fêter ça, et c’est pour cette raison que je viens faire mon rapport aussi tard.

Je reprends ma respiration pendant que Walter et mademoiselle Rose se regardent sans rien dire.

— Tu nous dis la vérité, hein, Jasper ? me demande Walter en retrouvant sa voix chaude et paternelle, celle que j’aime et qui me met en confiance. Ce n’est pas une histoire sortie de ton imagination foisonnante ? Une histoire que tu aurais entendue de la bouche d’une… d’un camarade, sur laquelle tu aurais brodé ?

— Eh bien, je sais que ça peut paraître hallucinant, raconté de cette manière, mais c’est la vérité. Je le jure !

— On te croit, Jasper, dit mademoiselle Rose en se radoucissant. Bien. Il reste beaucoup de points à éclaircir, de détails à donner. On va en avoir pour un moment. Tu veux un chocolat chaud ?