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Mais chaque chose en son temps. Le plus important d’abord. Heureusement, il reste une barre sur le logo de charge de mon propre téléphone.

Je constate que j’ai reçu plusieurs messages. Je les écouterai plus tard.

Je compose en premier le numéro de Romu. Je me livre plus facilement à Romu qu’à Jean-Lu. Romu est toujours à l’écoute. Enfin, presque toujours.

« Salut salut, bon ben j’suis pas là. Rappelez plus tard. Ciao. »

Je ne dirai rien à une messagerie. J’ai besoin de parler à un être vivant, de lui confier en face, enfin, à l’oreille, à quel point je regrette d’avoir agi comme je l’ai fait.

Nouvelle numérotation.

— Jean-Lu ? C’est toi ou ton répondeur ?

— Jasp ? Non, c’est moi. Dis tout de suite que j’ai une voix de répondeur !

— On dit rapporteur, pas répondeur, gros cancre ! je lâche, incroyablement heureux d’entendre sa voix gouailleuse.

— Tu vas bien ? On s’est inquiétés, l’autre soir, avec Romu

— C’est vrai ? Tu sais, Jean-Lu, je suis désolé de vous avoir laissés tomber. Je ne pouvais pas faire autrement. Je suis désolé, vraiment désolé.

Ma voix se perd dans les hoquets.

— Ne t’inquiète pas, vieux. Est-ce que ça va ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette.

— Ça va. C’est juste que… c’est compliqué.

— Tu ne veux pas m’en parler ?

— Pas maintenant, Jean-Lu. Mais je te promets que je le ferai.

— C’est une fille ? Cette fameuse Ombe dont parlaient les goths juste après le concert ?

— Oui, j’avoue en soupirant, une fille. Mais pas celle-là. Une autre.

— Effectivement, je vois pourquoi c’est compliqué ! Tu me raconteras, hein, promis ?

— Promis, Jean-Lu. Alors, tu ne m’en veux pas trop ?

— T’en vouloir ? Tu es fou, Jasp ! Après le carton qu’on a fait au ring, on est partis, Romu et moi, avec les filles hystériques qui nous attendaient en trépignant à la sortie ! Une orgie, vieux, je te dis pas !

— Arrête ! je dis en faisant comme si j’y croyais. Non ! Tu me fais marcher !

— Oui, hélas. Mais on a récupéré deux cartes de bars intéressés par des concerts.

— Génial ! je fais, cette fois sans simuler. Oui, ça c’est génial. Tu sais, j’ajoute en pensant immédiatement à mon expérience festive trollesque, j’ai plein d’idées de morceaux.

— Waouh ! Je suis impatient d’entendre ça

— Justement, je rebondis, tu as prévu quoi, ce soir ? On pourrait se retrouver et…

— Hey, vieux, oh, stop. Ce soir je ne vais nulle part. C’est Noël ! La dinde, la famille ! T’as oublié ?

Noël… Alors on est le 24 décembre ? Déjà ? Glups.

— Oui, euh, non, t’as raison, faut que je rentre chez moi. On se rappelle !

— Passe de bonnes fêtes, vieux. J’espère que tu auras de beaux cadeaux. Et sois sage !

— Merci, Jean-Lu, je dis juste avant de raccrocher. Toi aussi.

Ma mère doit être dans tous ses états. Comment est-ce que j’ai pu oublier le sacro-saint soir de Noël ? Elle a sûrement essayé de me joindre, mais avec le sort de Julie Yeux de braise… Je tente aussitôt de l’appeler.

Aïe. Le coup de fil avec Jean-Lu a vidé ma batterie.

Il ne me reste plus qu’à courir.

Épilogue

Lorsque je pousse, haletant, la porte de l’appartement, je m’attends à des odeurs de nourriture, des bruits de cuisine et de la musique occitane (dernière lubie de ma mère).

Mais je suis accueilli par l’obscurité et un silence de mort.

L’adrénaline envahit mon corps, comme un coup de fouet. Il est arrivé quelque chose, il est forcément arrivé quelque chose !

J’avance de quelques pas prudents dans le couloir cherchant l’interrupteur à tâtons. La lumière jaillit et, au lieu du théâtre de désolation que je redoutais, à la place des vestiges de la fin du monde, elle éclaire un endroit tout à fait paisible, écœurant de normalité.

Je me débarrasse de mes affaires contre le mur et fonce dans la cuisine. En retenant mon souffle.

La lettre, posée en évidence sur la table, me cueille comme un crochet à l’estomac.

Je l’ouvre d’une main tremblante.

« Jasper, mon chéri,

Ton père est obligé de rester à New York pour les fêtes. En plus, des amis à lui, très importants, tiennent absolument à me rencontrer. L’un d’eux possède une galerie prête à exposer mes créations !

J’ai vainement essayé de t’appeler durant deux jours. Dès que j’ai su pour New York. Parce qu’il était évident que tu venais aussi !

Mon grand garçon indépendant. Tu es presque un homme, maintenant. Pour que tu t’absentes aussi longtemps sans donner de nouvelles, c’est qu’il y a une fille quelque part. Ou deux ? Rappelle-toi les cartes ! :-) J’arrête de t’embêter. Tu as sans doute décidé de fêter Noël avec ton amie. Je ne suis pas jalouse, rassure-toi, j’ai même hâte de la rencontrer !

J’ai laissé dans le frigo de quoi te préparer un bon repas. Et j’ai posé tes cadeaux dans le salon, au pied du sapin.

Je serai de retour dans quatre ou cinq jours. Je pense très fort à toi.

Ton père t’embrasse (il me l’a dit au téléphone).

Maman. »

Les bras m’en tombent. La lettre aussi, d’ailleurs.

Comment une mère peut-elle penser que son fils de seize ans va déserter le réveillon de famille pour une copine ?

Je reste là un long moment, halluciné, oscillant entre l’envie de la haïr momentanément ou définitivement.

Je finis par revenir dans le salon, après avoir rageusement froissé sa lettre.

Dans un coin de la pièce, effectivement, il y a un petit sapin (un vrai) avec des guirlandes, des boules rouges et bleues et des cheveux d’ange. Au pied, un gros paquet et quelques petits cadeaux, enveloppés de papier brillant.

Elle a dû y passer un temps fou.

Plus je regarde cet arbre minutieusement décoré plus mon ressentiment faiblit. Après tout, c’est moi seul qui suis responsable de ce fiasco. J’avais même oublié l’existence de Noël, jusqu’à ce que Jean-Lu me la rappelle !

N’importe quelle mère sans nouvelles de son fils au bout de deux jours aurait envoyé la police à ses trousses.

N’importe quelle mère aurait transformé le réveillon en séance de règlement de comptes, le privant de ci de ça pour le punir de sa fugue.

Et n’importe quelle mère aurait sans doute eu raison. Mais la mienne, elle, malgré la déception, la tristesse, a su voir mon absence de façon positive.

Et puis elle a fait ce sapin pour moi, en sachant que je serais le seul à en profiter.

Je ne peux pas vouloir une vie exceptionnelle et exiger de mes parents qu’ils en aient une ordinaire. Ça ne serait pas juste.

J’aurais quand même bien voulu qu’ils soient là, ce soir plus encore qu’un autre.

Je commence par mettre mon portable en charge, pour le cas où ma mère essayerait d’appeler. Tous les messages sont d’elle, sur mon répondeur.

Je me sers ensuite un gigantesque verre d’eau que je vide d’une traite.

Puis je décide d’ouvrir mes cadeaux.

Le gros paquet contient le célèbre traité d’alchimie In occulto, écrit par le père exorciste Vito Cornélius, au XVe siècle. Je pensais qu’il n’existait pas d’exemplaires originaux. Cet incunable a dû coûter les yeux de la tête à ma mère (enfin, à mon père). Je caresse affectueusement la couverture de cuir craquelée. Je le feuilletterai plus tard, à tête reposée.