Je reprends : est-ce que je vais appeler l’Association pour lui signaler l’incident avec Ombe ? Réponse : non. Pourquoi ? Parce que je suis astreint au silence pendant presque deux semaines. C’est ballot, non ?
Suite à un malentendu survenu au cours de ma dernière mission, Walter, le chef du bureau parisien de l’Association, m’a suspendu pour quinze jours. Ce qui implique le silence radio avec les autres Agents.
Je secoue la tête devant l’absurdité de la situation. Je ne vais quand même pas abandonner Ombe à son sort ! Je suis sûr qu’il existe un moyen légal de contourner l’interdit de Walter. C’est vrai, l’article 7 est très clair : « L’Agent se conforme strictement à sa mission. » Mais que dit l’article 8 ? « L’aide à un Agent en danger prime sur la mission. » Si ma mission est de ne pas être en mission, alors l’article 8 prend le pas sur l’article 7 !
Ça, c’est fait. Et puis je déteste le formalisme bureaucratique (c’est mon père qui dit ça, en général juste avant de frauder le fisc).
Je continue de réfléchir à toute vitesse. Avec le matériel adéquat, je pourrais retrouver la trace d’Ombe. J’ai tout ce qu’il faut à la maison.
Je vois déjà le tableau. Un chevalier galopant au secours d’une demoiselle en danger… Ombe poussant des cris de joie et me manifestant tout aussi bruyamment sa reconnaissance…
Je tire violemment sur la bride de mes fantasmes. Ce n’est pas le moment, franchement ! D’autant qu’il reste un dernier problème à régler. Un problème de taille (mon regard se porte sur Jean-Lu), plutôt sérieux (il se pose sur Romu) : il est prévu que nous fêtions ensemble, tous les trois, notre premier concert.
Là, mon cœur se serre vraiment. On attendait ce moment depuis longtemps, avec une impatience fébrile. Et je vais leur poser un lapin à cause d’une poule que je leur ai soigneusement cachée.
Double trahison.
Je sais qu’ils n’ont pas fini de me chambrer au sujet d’Ombe. Je m’en fous, je le mérite. Je suis prêt là-dessus à tout endurer. Mais les abandonner, les laisser tomber ce soir ! Notre amitié risque de prendre du plomb dans l’aile.
Si encore je pouvais leur raconter… Tenu par le secret, je suis condamné à supporter ma vie entière les reproches douloureux et muets de mes deux meilleurs amis.
D’un autre côté, avoir la mort d’Ombe sur la conscience n’est pas une perspective plus réjouissante.
Désolé, les gars. Si vous m’aimez encore un tout petit peu, vous me pardonnerez. À charge de revanche. D’énorme revanche, promis.
Je récupère ma sacoche posée contre un mur des coulisses et je me dirige vers Jean-Lu et Romu, avec l’entrain d’un condamné marchant vers la guillotine.
1
J’habite avenue Mauméjean, au numéro 9. Un gigantesque duplex perché tout en haut d’un immeuble haussmannien carrément imposant.
Un premier code permet d’entrer dans un hall sous surveillance (celle de notre concierge et de son chat Léon – à cause du film, pas de Tolstoï). Un deuxième code et, derrière une porte vitrée, on accède à l’ascenseur qui exige à son tour un troisième code pour s’ébranler.
Si un seul des onze propriétaires se fait cambrioler un jour, c’est qu’il aura lui-même engagé les voleurs !
Sur mon palier, au sixième, une seule porte et trois serrures, que je mets toujours cinq minutes à ouvrir. Pour rien, en fait. Car il existe un quatrième verrou.
Un verrou invisible, beaucoup plus efficace que tous les autres.
C’est moi qui l’ai apposé.
Je n’ai pas dit posé, parce qu’il est rare qu’on « pose » un sort sur une ouverture. On l’appose, c’est comme ça, j’y peux rien.
J’avais dit que je révélerais « plus tard » ma particularité, celle qui me vaut mon statut d’Agent (stagiaire) de l’Association. Eh bien, je crois que c’est le moment. Avant qu’on m’appose la question !
Je suis magicien.
Voilà voilà.
Ceci explique la présence sur la porte d’un sortilège anti-intrus.
Seuls ma mère, mon père et moi (et ceux qui nous accompagnent, bien sûr) pouvons entrer dans l’appartement sans griller comme des saucisses.
Ainsi que Sabrina. Ma gouvernante.
Je sais, une gouvernante, ça fait un peu cliché. Genre gosse de riches ou fils à papa. Alors autant c’est vrai pour le premier, autant c’est à côté de la plaque pour le deuxième.
Mes parents sont (très) rarement là.
Mon père est un homme d’affaires qui a toujours à faire. Il court le monde comme d’autres courent les filles. Saute d’un avion dans un autre. Heureusement que j’ai une photo récente de lui dans un cadre, sur mon bureau, sinon je ne serais pas sûr de le reconnaître la prochaine fois.
Ma mère, je la vois plus souvent. Pas assez. Elle participe à tous les stages qui existent, sous condition d’un ésotérisme clairement affiché. La semaine dernière, c’était poterie tibéto-alsacienne en Ardèche. Là, je crois que c’est méditation brésilo-lituanienne à Séville. Étonnant, non ? comme diraient des proches.
Donnée supplémentaire : ma mère est une sorcière. Pas une vraie sorcière, non ! Une sorcière qui joue à faire de la magie.
C’est une wicce, comme la Willow de la saga Buffy, les pouvoirs en moins. Elle appartient à la Wicca, une communauté internationale de gens pacifiques se réclamant de l’Ancienne Religion, celle qui voue un culte à la nature. Une philosophie autant qu’un art de vivre. Les pratiques et les rites consacrés aux énergies, ainsi que les célébrations des cycles naturels, manifestent un salutaire respect des forces élémentaires. L’unique règle de ces gens est : « Fais ce qu’il te plaît tant que cela ne nuit à personne. »
Je trouve ça plutôt sympathique.
C’est en pratiquant avec ma mère, tout petit, que j’ai commencé à développer mes pouvoirs. Elle ne s’est jamais rendu compte que les énergies venaient plus volontiers quand je l’aidais à tisser des sorts. Elle m’a entraîné plusieurs fois dans des covens, ces rassemblements de wiccans célébrant leurs rites dans la nature. C’est pour ça que je sais de quoi je parle !
Mais on ne vit pas de souvenirs quand on a seize ans.
Et la seule chose qui compte, c’est qu’une fois de plus, ce soir comme de très nombreux autres soirs, je me retrouve seul.
Je referme la porte derrière moi et je reprends mon souffle. Parce que j’ai couru sur le trajet, une fois mes camarades plantés avec de vagues excuses, nulles et bégayantes. J’ai couru d’autant plus vite que je me trouvais minable et que je voulais étouffer dans les ahanements du sprint un horrible sentiment de culpabilité.
Ce sentiment n’a pas disparu. Je le sens palpiter au fond de moi. Mais ce que je dois accomplir maintenant nécessite de la concentration, alors je m’efforce de ne plus y penser.
Je cours à nouveau, dans le couloir. À gauche la cuisine ultramoderne où Sabrina a déjà installé mon petit déjeuner, à droite la salle de réception où je ne mets jamais les pieds, à gauche la salle à manger où je ne vais jamais non plus, à droite le salon que j’ai transformé en lieu de vie, tout à la fois réfectoire, squat pour les potes et salle de cinéma.
À gauche enfin, ma chambre, où je m’engouffre.
Je jette ma cornemuse sur le matelas posé à même le plancher, sous un poster du Seigneur des anneaux constellé de runes. Ma veste de toile atterrit sur un fauteuil en vieux cuir craquelé. Avec la sacoche noire qui ne me quitte jamais (enfin presque, parce que je me lave parfois, faut pas croire tout ce qu’on dit sur les ados), je retourne dans le couloir et me dirige vers la dernière pièce. La seule qui soit fermée à clé.
Mes parents occupent l’étage au-dessus et laissent toujours tout ouvert. Mais je n’y vais pas, même pour me baigner dans la piscine chauffée ou profiter de la terrasse. Mon domaine consiste donc en trois uniques pièces : salon, chambre et… bureau.