Des palettes traînent dans les coins, au pied de machines couvertes de poussière, tenant compagnie à des cartons moisis. L’odeur est saisissante. Quelque chose entre vieille friture et lendemain d’incendie. Une humidité glacée imprègne l’air et suinte le long des murs. Je frissonne.
C’est alors qu’un doute affreux s’empare de moi.
Dans mon dernier rapport, au retour de la mission qui m’a valu mes vacances forcées, j’ai mentionné la présence d’une bande de loups-garous surveillant des entrepôts pour le compte d’un vampire pervers – et depuis peu couvert de vilaines cloques. Walter m’a alors assuré, avant de me renvoyer comme un malpropre, qu’il chargerait un Agent d’aller vérifier.
Et si cet Agent c’était Ombe ? Et si l’entrepôt, dans lequel je promène tranquillement le faisceau de ma lampe, c’était celui des garous ?
Ombe serait donc tombée sur des garous !
J’ai retenu de mes lectures à leur sujet qu’en plus d’être costauds et agressifs, leurs sens sont très développés. J’en déduis qu’ils ne sont plus là, sinon je les aurais déjà sur le dos.
Je fronce les sourcils en me rappelant un détail du bref échange téléphonique avec Ombe. Elle semblait connaître l’un de ses assaillants.
Ombe fréquente des garous ?
Je décide de remettre cette question à plus tard. D’abord, explorer l’entrepôt à la recherche d’indices. En priant pour ne pas tomber sur le corps déchiqueté d’Ombe.
Je trouve le premier signe de sa présence sous une poutrelle métallique. Son casque de moto, ou plutôt ce qu’il en reste. Explosé. Coupé en deux. Je le ramasse les mains tremblantes. Je vérifie en grimaçant qu’il ne contient pas de bouts de cervelle et souffle de soulagement en le découvrant parfaitement vide.
Les traces de sang, sur le sol en ciment, me font par contre penser au pire.
— Je te vengerai, Ombe, j’en fais le serment ! je marmonne entre mes dents, serrées pour contenir mon chagrin, ainsi que la trouille qui commence à m’envahir. J’essaye d’imaginer Ombe sans vie mais je n’y parviens pas. Ombe ne peut être que debout, en train de se battre bravement. Blessée peut-être, mais morte sûrement pas. Je balaye avec ma lampe la scène du crime.
C’est un détail qui accroche mon regard. À côté d’une gigantesque machine-outil qui pourrait broyer le crâne en titane d’un Terminator, quelque chose émet une étrange lumière bleue.
Je m’approche prudemment.
En un clin (et un coup) d’œil, mon implacable théorie sur les loups-garous s’effondre.
Dans la poussière, à côté du téléphone d’Ombe activé par le sortilège de Julie Yeux de braise, il y a d’énormes traces de pied. Quelqu’un est venu, a vu Ombe et l’a vaincue, avant de repartir. Mais pas un garou. Ni un homme et encore moins une femme.
Je déglutis.
C’est un troll qui était là.
Les empreintes de troll sont caractéristiques. Presque humaines. Non, monstrueusement humaines. Larges, longues. Avec le frottement des poils sur le côté. Et la marque des ongles mal coupés.
Sur un sol meuble, elles auraient été profondes. Un troll adulte pèse dans les trois cents kilos, pour une taille moyenne de deux mètres. Mais il ne faut pas le croire empotés. Ils sont rapides, précis, durs à la douleur et pratiquement indestructibles. Les fédérations de rugby du monde entier paieraient des fortunes pour en composer leurs équipes !
Si elles connaissaient leur existence.
Des empreintes de troll, donc. Mais pas trace d’Ombe. Est-ce que le monstre l’a capturée et emportée sur son dos ? Pour la dévorer (dans le meilleur des cas…) dans un coin tranquille ?
Mon sang ne fait qu’un tour. Je fourre le téléphone d’Ombe dans ma sacoche, braque ma lampe sur les empreintes et commence à remonter la piste.
Je ne vais pas loin.
Le faisceau lumineux capture dans une portion de gazon mal éclairé, à quelques dizaines de mètres de hangar, un pied monstrueux et velu.
Arrêt sur image.
Le temps se fige.
Lentement, très lentement, je lève la tête.
Encore.
Plus haut.
Encore plus haut.
Et là je vois, étincelant dans la fausse nuit urbaine, une interminable rangée de dents larges et pointues.
— Euh, bonjour ! je lance d’une voix éraillée. Il faut bien dire quelque chose. Et puis un peu de politesse ne fait jamais de mal.
Pas de réponse.
— Je m’appelle Jasper, je continue tandis que l’énorme masse me toise, immobile. Je suis à la recherche d’une amie, qui semble avoir eu quelques problèmes…
Toujours rien. Je recule d’un pas.
— Bon, si vous ne pouvez pas m’aider, tant pis. Désolé du dérangement. C’était sympa, cette conversation, monsieur, euh, monsieur…
— Erglug. Erglug Guppelnagemanglang üb Transgereï.
Je reste interdit en entendant la voix puissante et caverneuse.
— C’est votre nom ou vous m’avez dit quelque chose de troll ?
Pourquoi est-ce que je ne peux jamais m’empêcher de la ramener ?
Un rugissement éclate soudain dans la nuit. Le troll se plie en deux, puis donne sur son genou une claque qui aurait réduit une pile de pont en poussière.
— Quelque chose de troll ! C’est pas vrai, un humain qui a le sens de l’humour !
Je comprends alors que c’est le troll qui rit. La vache !
— Généralement, je soupire, c’est quand un monstre me trouve drôle qu’il cherche à me tuer…
Le troll me fixe de nouveau. Ses yeux sombres s’étrécissent. Il ne rit plus du tout.
— J’y ai sérieusement songé. Il flotte autour de toi une mauvaise odeur de magie. Or je déteste la magie, en ce moment tout particulièrement.
— Je vais être franc avec vous, monsieur… Erglug c’est ça ? Monsieur Erglug (j’essaye de raffermir ma voix). C’est vrai, je pratique la magie. Je comprends qu’on puisse ne pas aimer. Mais réfléchissez : vous êtes un troll. Vous n’y pouvez rien. Est-ce que je vais essayer de vous tuer simplement parce que vous êtes un troll ? Soyons sérieux deux minutes !
Nouveau temps d’arrêt. Nouveau rugissement.
— Hou, hou ! Me tuer ! Eh bien, tu vas réussir ! À me faire mourir de rire !
« Un sens de l’humour particulier », nous a dit l’autre jour un expert venu faire un cours sur les trolls. Est-ce qu’on a le droit de se vexer quand un troll se montre désobligeant ? J’aurais dû poser la question.
— Ha, ha, je réponds avec ce que tout spécialiste des trolls aurait qualifié de pure inconscience. Vous avez de la chance que je me contrôle !
Cette fois il se roule par terre, sans respect pour le pagne en peau de bête qui lui ceint la taille, détruisant un réverbère et fracassant un muret en béton.
— Con-troll ! Audacieux mais très bon ! finit-il par dire en essuyant les larmes qui lui coulent des yeux. Par Krom, j’aurais vraiment fait une bêtise en te tuant !
Avant que j’aie le temps de réagir, il se relève et pose sur mon épaule une main énorme. L’espace d’un instant, je m’imagine manchot, et ça, ça a beau être troll, ce n’est quand même pas drôle du tout. À ma grande surprise, le monstre se contente d’une tape légère.
— « Rire ou mourir », a dit Hiéronymus. Tu n’as plus rien à craindre de moi, jeune mage surprenant.
Les trolls sont philosophes, c’est vrai. Notre prof de troll nous avait prévenus : « Les trolls sont capables de la plus grande violence, sauvage et destructrice, mais ils adorent philosopher. » Je ne connais pas ce Hiéronymus, alors j’utilise mes propres références.
— « Mots d’esprit éloignent souvent maux de corps » ! je réponds en citant Gaston Saint-Langers, dont le livre, Préceptes de hussard, recueil d’aphorismes bien sentis, trône dans les toilettes de l’appartement (endroit propice entre tous à la réflexion) depuis des années.