— De qui est-ce ? demande le troll en haussant les sourcils.
— Saint-Langers, Gaston, hussard et philosophe. Un maître.
— Tu me plais, me confie Erglug avec un clin d’œil à faire s’envoler un chapeau.
Ami-ami avec un troll. Manquait plus que ça. Recentre, Jasp, recentre !
— Et euh, vous, euh, tu… Comment ça se passe chez les trolls, on se dit tu ou vous ?
— Personnellement, je vouvoie mes valeureux adversaires et je tutoie mes proies. Ainsi que mes amis.
— Tu me mets dans quelle catégorie ? je demande avec appréhension en insistant bien sur le « tu » (je ne tiens pas à devenir un valeureux adversaire).
— Je n’ai pas encore décidé, c’est pour cela que le « tu » te va comme un gant. « Qui de la proie ou de l’ombre sombre ou croît ? »
Rien compris.
— Hiéronymus, encore ? je demande.
— Hiéronymus Verkling barb Loreleï. Poète et philosophe. D’habitude je pioche mes références dans la pensée humaine. Mais tu sembles différent et capable d’apprécier l’esprit troll !
— C’est un grand honneur, je dis en me fendant d’une courbette la plus respectueuse possible. Mais à propos de proies et pour en revenir à mon amie… Elle traîne dans le secteur. Tu ne l’aurais pas vue, par hasard ?
Erglug hoche la tête.
— Une jolie blonde, avec du caractère ?
— Oui, ça correspond bien.
— J’ai essayé de la tuer, il y a quelques heures à peine, dans le hangar derrière toi.
Ah… Un troll doit avoir l’oreille fine puisqu’il m’entend déglutir.
— Je n’avais pas le choix, explique-t-il pour se justifier. Je suis sous l’emprise d’un sortilège désolant. Cependant…
— Cependant ?
— Ton amie est toujours vivante. Elle a même réussi à me libérer momentanément de l’emprise sous laquelle je dépéris. Et elle est partie avec un garou. De son plein gré, je précise pour te rassurer. Enfin, disons que le garou était inconscient, ceci étant à prendre au sens précis du terme.
Je ferme les yeux. Ombe est vivante ! Plutôt en forme, à en croire Erglug. Même si je ne peux m’empêcher de frémir en l’imaginant repartie dans une autre galère, j’en éprouve évidemment un vif soulagement. Et une légère déception. Mon expédition de sauvetage tourne au fiasco.
Je rouvre les yeux et les pose sur Erglug. Comment est-ce qu’on peut avoir autant de muscles ? Si encore il était stupide, ça rétablirait l’équilibre. Mais non, ce champion de course et de pugilat toutes catégories serait sans doute capable de donner des cours à l’université. Cela dit, le niveau grimperait en flèche : « Ceux qui n’ont pas la moyenne, je leur mets des baffes ! Et je bouffe les sots ! Chiche ? Et ceux qui sèchent ! » Ça serait une vraie motivation.
À propos de motivation, Erglug a lâché un truc tout à l’heure (pas de mauvais esprit, ça ne sent pas pire que quand je suis arrivé). Un truc suffisamment intrigant pour que je me tourne vers lui, au lieu de profiter de ses bonnes dispositions pour prendre mes jambes à mon cou.
— Tu dis que tu es sous l’emprise d’un charme ?
— Hélas, répond Erglug en secouant sa tête massive. Ce n’est pas la première fois que j’attente à la vie de ton amie. Un puissant magicien du nom de Siyah a réussi à me soumettre, profitant d’une chaude après-midi d’été, d’une digestion difficile – un couple de randonneurs dodus – et d’une sieste un peu lourde. Il y a quelques jours, il m’a donné l’ordre de tuer cette jeune fille. Mais elle a grièvement blessé le magicien et j’ai cru un moment avoir recouvré ma liberté. Impression trompeuse : Siyah a survécu et le dernier ordre reçu s’est réactivé dans mon subconscient. Je n’aurai donc pas de répit avant de l’avoir exécuté. Je suis désolé.
Un troll est extrêmement sensible à la magie, comme l’a prouvé Erglug en reconnaissant immédiatement en moi un praticien des arts occultes (j’aime cette appellation, ça en jette !). Hélas pour lui. Car la soumission, acte magique de haute volée officiellement interdit, est très difficile à réaliser. Sauf sur les trolls.
Mon esprit fécond s’échauffe.
Un puissant et maléfique magicien. Un troll soumis qui semble apprécier mes jeux de mots. Une amie qui redevient sauvable.
Je retrouve toute mon énergie !
— On dirait que le sort de soumission ne fonctionne pas complètement, j’annonce à Erglug. Tu conserves une grande partie de ton libre arbitre. Ce n’est pas normal.
— Puissamment analysé, confirme Erglug en hochant la tête. Le lien entre Siyah et moi s’est en effet altéré.
— Sans doute à cause des blessures qu’il a reçues, je dis, réfléchissant à voix haute. Voire d’un coma provisoire.
— C’est extrêmement dérangeant. Je suis là, dans cet endroit immonde depuis des heures, sans pouvoir en sortir. Retenu par je ne sais quoi d’invisible.
Je dois le convaincre que je suis à la hauteur. Sinon, le plan d’action que je suis en train d’ourdir va faire long feu.
Mon cerveau mouline à grande vitesse.
— Mmmh, je fais en fronçant les sourcils, je crois avoir l’explication.
Je sors le téléphone d’Ombe de ma sacoche.
— Le sort que j’ai activé pour retrouver mon amie t’a donné l’impression qu’elle était encore là. Tu restes ici à cause d’une présence fantôme.
Erglug tend la main vers l’appareil.
— Je vais le détruire.
— Surtout pas, je dis en rangeant précipitamment le téléphone. Il fonctionne comme un patch sur un fumeur. Grâce à lui, tu n’es pas obligé de poursuivre la véritable Ombe.
Je réfléchis encore. Je n’ai encore jamais eu affaire à un troll, mais mon instinct me souffle de jouer cartes sur table.
— Tu sais comment on se libère d’un sort de soumission ?
Erglug secoue la tête. Bon sang, il a le cou d’un taureau !
— On peut défaire le sort de soumission en empruntant la voie magique, je récite en répétant mot pour mot les paroles du spécialiste des trolls. Malheureusement, c’est très difficile. Encore plus en présence d’une soumission défectueuse (là c’est moi qui invente parce que, malgré mes rodomontades, je sais pertinemment ce qu’on risque en cas d’échec : devenir l’obsession sanglante du troll furieux ; maintenant que j’en vois un pour de vrai, je n’ai pas du tout envie de vivre cette embarrassante expérience). Il reste heureusement une autre possibilité (je passe prudemment sur celle qui évoque l’élimination du troll) : se débarrasser de celui qui a pratiqué le sort de soumission. La mort du lieur délivre immédiatement le lié.
— « À peine un mot, et nous voilà en flammes.
Les joues en feu, et le cœur bat et crie.
Pourquoi ton seul nom nous émeut jusqu’à l’âme.
Liberté ! Liberté chérie ! »
— Calme, Erglug, calme, je dis en voyant avec une certaine inquiétude le géant battre des paupières, des sanglots dans la voix. Voilà ce que je te propose : tu laisses mon amie tranquille et, en échange, je t’aide à te libérer de ta soumission.
— En établissant un contre-sort ?
— En trouvant ce Siyah et en lui réglant son compte. Une bonne fois pour toutes.
Erglug semble ému. Il me tend une main que je prends, après quelque hésitation.
— Marché conclu, jeune mage intrépide.
— Tu sais par où commencer ? je demande tandis qu’il continue de me serrer les doigts avec une étonnante douceur.
— Absolument. Par le bois de Vincennes !
— C’est là-bas que Siyah tisse sa toile de ténèbres ? je demande avec emphase, enivré par mon propre courage.
— Pas du tout, m’annonce-t-il en faisant un sourire carnassier. C’est là-bas que mon clan célèbre le solstice d’hiver ! Et tu es mon invité.