— Invité ? Du genre : « Devinez qui on va manger ce soir ? »
— Tu prends des risques, jeune mage inquiet, me gronde gentiment Erglug après avoir rugi de rire. « Quiconque est soupçonneux invite à le trahir. » Ce n’est pas une maxime trolle. C’est un de vos hommes de lettres, Voltaire, qui le dit !
Me voilà condamné à me convaincre que je mène, grâce à l’Association, une vie tout à fait passionnante, riche en rencontres et en rebondissements de toutes sortes.
En attendant, j’emboîte le pas à mon hôte monstrueux, en essayant de ne pas trébucher. Ça serait bête de tomber par terre. Ce serait encore la faute à Voltaire.
3
Je suis sûr que tout le monde se pose la même question : comment peut-on débouler en ville en compagnie d’un troll gigantesque vêtu d’un pagne en peau de bête, sans déclencher une émeute ?
Au moment de quitter la zone des entrepôts, Erglug récupère derrière un arbre une immense gabardine qu’il enfile en un clin d’œil, ainsi qu’un chapeau mou qu’il enfonce au ras des yeux. C’est maintenant une caricature de catcheur, suffisamment crédible pour faire illusion. À condition de ne pas s’approcher.
Ce qui, cependant, ne suffit pas pour passer inaperçu.
Je découvre l’ingrédient manquant quand Erglug pose le pied sur le quai. Au moment même où se font entendre les premières voitures, son organisme libère une étonnante vague d’énergie, faible et insistante, subtile, quasiment indétectable. Je la perçois à cause de la pratique régulière de la sorcellerie, qui me rend sensible à ses manifestations.
Cela signifie que les trolls ont eux aussi leur magie. Naturelle et défensive, certes, mais magie quand même.
Ils génèrent instinctivement, à proximité des humains, une aura qui incite à les ignorer et à ne pas s’approcher.
C’est proprement fascinant ! J’hésite cependant à aborder le sujet avec Erglug. Si c’est un secret (voire le grand secret des trolls), je ne veux surtout pas lui donner un prétexte supplémentaire pour m’offrir la place d’honneur ce soir, sur une broche au milieu du feu !
On longe l’autoroute pendant une dizaine de minutes avant qu’un pont et une avenue déserte nous éloignent du fracas des moteurs. Erglug marche à grands pas. Je suis obligé de trottiner derrière lui pour ne pas le perdre.
— Tu devrais faire de l’exercice, jeune mage essoufflé, me dit tout à coup le troll en secouant la tête. Se laisser aller comme ça, à ton âge ! Je préfère ne pas imaginer à quoi tu ressembleras dans vingt ans…
— Je préfère une grosse cervelle à de gros muscles, je grogne.
L’expert avait oublié ce détail : les trolls sont volontiers moralisateurs.
— « Si les humains savaient le rôle de l’intelligence et de la volonté, la part de l’esprit et de caractère dans la plupart des sports, avec quel entrain ils y pousseraient leurs enfants ! » continue Erglug en levant un doigt de professeur. C’est une phrase de Pierre de Coubertin, que j’ai adaptée pour la circonstance.
Il a l’air content de lui, le poilu body-buildé. Ça m’énerve ! Ça m’énerve d’autant plus que je sais qu’il a raison et que mes arguments ne sont que des justifications à ma propre mollesse. Mais j’ai ma fierté, alors je l’ouvre :
— « Les sportifs, le temps qu’ils passent à courir, ils le passent pas à se demander pourquoi ils courent. Alors, après on s’étonne qu’ils soient aussi cons à l’arrivée qu’au départ ! »
J’accompagne ma tirade d’un regard noir. Erglug semble étonné.
— Gaston Saint-Langers ?
— Non, Coluche. Un grand sportif. Tu peux pas connaître.
Qu’il comprenne ou non, je n’échappe pas au rugissement qui lui tient lieu de rire, pas plus qu’à une nouvelle claque sur mon épaule douloureuse.
— Par Krom ! Ils vont te détester ! lâche-t-il en gloussant.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Rien.
J’ai pas le temps d’approfondir, Erglug repart de plus belle.
On traverse l’immense campus de l’hôpital Hannibal-Lecter, cannibalisé par des préfabriqués. Là non plus, personne. Les ondes répulsives d’Erglug, sans doute combinées à l’heure tardive et au froid mordant, ont fait le vide. Mon guide ouvre la route, déchirant un grillage ici, renversant un mur là, mais je m’en rends à peine compte, tout à mes efforts pour le suivre.
Lorsqu’on s’enfonce enfin dans la forêt, je sens les ondes magiques faiblir. Les taillis ont beau être clairsemés et notre itinéraire croiser de nombreuses routes et chemins, le troll est ici chez lui, en sécurité. Il se débarrasse d’ailleurs de son accoutrement grotesque derrière un arbre. Note pour l’expert : les trolls semblent tout à fait insensibles au froid.
— C’est encore loin ? je demande d’une voix plaintive en sortant la bouteille d’eau de ma sacoche pour étancher une soif exacerbée par la course.
— « La distance creuse et creuse la distance. » Hiéronymus.
— Je présume que c’est oui, alors.
— « Le premier signe de l’ignorance, c’est de présumer que l’on sait. » Baltasar Gracián y Morales. J’alterne mes références, par égard pour ta condition d’homme !
— Gna, gna !
Indifférent à ma mauvaise humeur, Erglug allonge encore ses foulées de géant. Me voilà obligé de courir. Je déteste ça ! Une fois, pour essayer d’impressionner Ombe, je suis arrivé au local de l’Association en tenue de joggeur essoufflé, mais la seule chose que j’ai réussi à tirer de son beau visage, c’est un sourire condescendant. De ce jour, j’ai décidé pour la séduire de miser sur l’humour.
— On arrive, me lance Erglug.
— Pas possible, je souffle, les poumons brûlés au troisième degré.
Devant nous, les eaux calmes et noires d’un lac. À quelques encablures, deux îles touffues. Le regard explicite du troll ne laisse planer aucun doute sur notre destination finale.
— Laisse-moi deviner. On va devoir nager ?
— Toi si tu veux, répond Erglug goguenard. Moi comme Hiéronymus, qui en bon troll qu’il était, à toujours considéré l’eau avec méfiance, je préfère « mener ma barque sur les eaux noires des futurs incertains ».
Puis il extirpe d’une cache aménagée dans la rive une solide embarcation équipée d’une paire de rames. Je dissimule un lâche soulagement. Honnêtement, je ne me voyais pas entrer dans cette eau sombre et glacée, même pour les beaux yeux d’Ombe. La chevalerie infinie dans ses intentions, a malheureusement des limites physiques.
Erglug grimpe dans le canot qui, par miracle, consent à rester à la surface. J’hésite à le rejoindre, mais la confiance qu’il arbore est communicative. Je ferme les yeux et me musse contre les planches de la proue (ce mot m’a toujours plu et puis c’est agréable, hein Alfred, de musser). Hum…
Avec une habileté consommée, Erglug propulse en quelques énergiques coups de rame la barque vers la plus sauvage des îles. D’où montent, grandissants et barbares, des éclats de rire et de musique.
— Vous n’avez pas peur qu’on vous surprenne pendant votre fête ? je demande.
Comme si Erglug était du genre à avoir peur de quelque chose.
— Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, jeune mage perspicace, il fait nuit et froid. Ce qui limite le risque de rencontres. Et puis ces îles sont interdites d’accès, pour le plus grand bonheur des oiseaux… et des trolls ! Quant au reste, c’est l’affaire de l’Association. Un accord entre elle et nous.
Un accord avec l’Association ? Laissant ma surprise en jachère, j’estime le moment tout à fait venu pour faire l’aveu à Erglug de mon statut officiel. Que j’avais retardé jusque-là, ne sachant trop de quelle cote de popularité jouissait l’Association auprès des trolls.