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Il me semble déceler dans son intonation un je ne sais quoi d’ironique et de vaguement égrillard qui bascule sur-le-champ mon compte-tours personnel en zone rouge.

— Walter, vous avez violé ma vie privée. La seule chose qui me retient de ne pas tout casser ici, c’est que vous étiez apparemment animé de bonnes intentions. Sachez toutefois que si vous vous permettez la moindre remarque, la moindre allusion, je vous plaque, vous et l’Association, et vous n’entendrez plus jamais parler de moi.

Il a la finesse de ne pas sourire.

— Message reçu, Ombe. As-tu servi ce discours à Rose ? Nous étions ensemble pour jeter le sortilège de vision à distance.

Je hausse les épaules, façon comme une autre de ne pas répondre à la question. Parler ainsi à mademoiselle Rose ? Et puis quoi encore ?

Walter, diplomate, n’insiste pas. Il s’essuie le front avec la manche de sa hideuse chemise à carreaux verts et jaunes – il transpire beaucoup – puis ouvre un dossier sur son bureau afin de me signifier que le sujet est clos.

— Comme j’ai eu l’occasion de te l’expliquer la dernière fois que nous nous sommes vus, commence-t-il, la situation est inquiétante. Nous avons comptabilisé plus de problèmes avec les Anormaux ces trois derniers mois que durant les dix dernières années. Plus alarmant encore, le bureau international confirme que cette agitation ne se limite pas à la France, même si c’est le pays où elle reste le plus marquée. Or l’agitation est l’ennemie de la…

— … discrétion.

— De la discrétion. Exactement. Et ce n’est pas la peine d’arborer ce sourire railleur. Je commence à croire que les événements auxquels nous avons affaire, à première vue indépendants, sont en réalité liés. Comme si un groupe de personnes mal intentionnées s’évertuaient à allumer des incendies un peu partout puis, dès que possible, à verser de l’huile sur le feu.

Profitant d’une brève accalmie dans son déluge de paroles, j’ouvre la bouche pour lui annoncer que Siyah n’est pas aussi mort que je le croyais – le magicien fait à coup sûr partie des personnes mal intentionnées qu’il évoque – mais il ne m’en laisse pas le temps.

— C’est pour cette raison que tu dois tirer au clair cette histoire de garous associés à des vampires pour vendre de la drogue aux Anormaux.

— Je croyais qu’il s’agissait d’une histoire, justement. Inventée par un Agent doté de trop d’imagination.

— Non. Les dires de cet Agent ont été confirmés. La menace est réelle. Un trafic de drogue existe bel et bien et si nous n’intervenons pas au plus tôt, la situation risque fort de dégénérer.

— Intervenir ? Ma mission a changé ?

— Évolué. Utilise ton contact avec Načelnik pour découvrir ce qui se trame dans son clan. J’ai toujours pensé que Trulež n’était pas clair, pour un garou j’entends, et je ne serais pas étonné qu’il soit au cœur du problème. Tiens-nous au courant et, si tu en as la possibilité, débrouille-toi pour mettre fin au trafic.

Une mission d’information qui devient une mission d’action n’est pas pour me déplaire. J’adresse un grand sourire à Walter, mime un garde-à-vous.

— Compris, chef !

La boutade n’a pas l’effet escompté sur le chef en question qui se renfrogne.

— Et n’oublie pas, me lance-t-il en fronçant les sourcils, quoi que tu fasses, de la DIS-CRÉ-TION !

10

Je salue mademoiselle Rose et m’apprête à sortir lorsqu’elle me hèle.

— Ombe…

Malgré mon envie de rentrer au plus vite chez moi embrass… euh questionner Načelnik, je me retourne. L’air soucieux qui est peint sur son visage m’incite à m’approcher d’elle.

— Oui ?

— Sois prudente, d’accord ?

Je lui souris, touchée par cette inhabituelle prévenance.

— Ne vous inquiétez pas. Vous avez lu mon dossier, non ? Je suis… solide.

Elle secoue la tête.

— Ton corps est solide, Ombe, et ce n’est pas pour lui que je m’inquiète.

— Que voulez-vous dire ?

— S’il a l’apparence d’un séduisant jeune homme, Načelnik est un garou. Le considérer comme un humain serait une erreur.

— Je croyais que l’Association respectait toujours les Anormaux.

Piquée au vif, je n’ai pu m’empêcher d’élever le ton. Mademoiselle Rose ne paraît pas s’en offusquer.

— Respecter quelqu’un ne signifie pas le mettre dans son lit. Inutile de me lancer ce regard assassin, je n’ai aucune intention de t’asséner une leçon de morale. Tu es autonome, Ombe, et tu as de la ressource. Je te demande juste d’être prudente, d’accord ?

Je hoche la tête.

— D’accord.

Mademoiselle Rose n’en a toutefois pas fini.

— Avant de partir, descends à l’armurerie. Le Sphinx a quelque chose pour toi.

— Pour moi ? Ça m’étonnerait. J’ai autant besoin d’un équipement magique qu’un poisson rouge a besoin d’un baudrier d’escalade.

Esquisse de sourire.

Deux fois dans la journée ? La fin du monde serait-elle pour bientôt ?

— Ne discute pas et descends à l’armurerie.

Drôle comme mademoiselle Rose se reprend vite quand on envisage de la croire humaine.

Moins drôle que je sois incapable de l’envoyer balader quand elle me parle sur ce ton.

J’attends trois secondes, euh… deux secondes, avant d’obéir, de façon à ce qu’elle comprenne qu’elle ne m’impressionne pas le moins du monde, et j’emprunte le couloir de droite, direction le placard à balai qui se trouve à son extrémité.

Je tire sur l’anse du seau qui s’y morfond et, dès que la cabine de l’ascenseur secret apparaît, je me glisse à l’intérieur.

À l’intérieur de la cabine bien sûr, pas à l’intérieur du seau.

La descente dure deux bonnes minutes. Deux minutes d’angoisse tant les grincements de la cabine sont inquiétants et ses cahots terribles. Je n’ai jamais compris ce qui poussait une association aussi riche et puissante à faire des économies aussi ridicules. Et potentiellement dangereuses.

Lorsque j’atteins, enfin, le dernier niveau, celui de l’armurerie, je m’empresse de sortir de l’ascenseur par la porte entrebâillée – elle ne s’ouvre plus à fond depuis une éternité – je prends la première travée à droite et je me retrouve face au Sphinx.

C’est un homme à l’impressionnante carrure, sa taille moyenne mettant en valeur sa musculature, dure et noueuse, et l’épaisseur de son thorax. Des cheveux ras en brosse, un visage couturé de cicatrices, un regard bleu pâle dépourvu de sourcils, le Sphinx est un gladiateur ou, du moins, correspond parfaitement à l’image que j’ai des gladiateurs.

Son antre, l’armurerie, est une vaste salle transformée en labyrinthe par les hauts rayonnages métalliques qui s’y entrecroisent, rayonnages chargés de plantes, séchées ou en pots, de flacons colorés au contenu mystérieux et de boîtes de différentes tailles, la plupart gravées de runes.

Mais l’armurerie n’est pas une simple réserve à ingrédients, loin de là. D’autres étagères, en bois celles-là, croulent sous les inventions du Sphinx, des inventions plus ou moins magiques selon ses envies ou son inspiration. Des armes, bien sûr, blanches ou à feu, des détecteurs de midichloriens, des amplificateurs chamaniques, des sprays à l’ail, des balles en argent, des métronomes à disruption… Le Sphinx invente comme il respire. Toutes ses créations ne fonctionnent pas, certes, et nombre d’entre elles fonctionnent différemment de ce qu’il avait envisagé mais certaines sont vraiment extraordinaires.

Ce n’est pas fini. Une bonne partie de l’armurerie est transformée en complexe hôtelier pour papillons. Oui, pour papillons. Plus encore qu’un armurier, le Sphinx est en effet un lépidoptériste enragé, à la fois collectionneur, chercheur et éleveur. C’est d’ailleurs un papillon, le fameux sphinx à tête de mort, qui lui a donné son surnom et il n’est pas rare qu’il éteigne les lumières dans l’armurerie pour le plaisir de discuter avec un de ces gros nocturnes.