En me voyant, le Sphinx grommelle une onomatopée bougonne qui, pour lui, est le summum de la politesse.
— Moi aussi, Sphinx.
— Tu as besoin de refaire le plein d’ingrédients ?
— Non, j’envisage plutôt de faire le vide, si vous voyez ce que je veux dire.
— Des problèmes avec les incantations ? Avec les langues antiques ? Avec les tracés pentacliques ?
— Un problème avec la magie, tout simplement, et un gros ras-le-bol qui accompagne ce problème ! Mademoiselle Rose a laissé entendre que vous aviez quelque chose pour moi…
— Ouais.
Il s’éloigne de son pas de félin indolent.
— Tu ne touches à rien, d’accord ?
— Promis.
J’aime bien le Sphinx. Il y a quelques jours, nous nous sommes un peu allumés lui et moi, et Walter a dû intervenir pour que ça ne dégénère pas, mais c’est un type correct, qui inspire le respect et pas seulement à cause de son physique. Je me demande seulement s’il lui arrive de quitter l’immeuble de l’Association…
— Je t’avais demandé de ne toucher à rien !
— Caresser n’est pas toucher, Sphinx, et ce cadran est magnifique. Je le verrais bien sur ma bécane. Il sert à quoi ?
— En ce qui te concerne, à rien. Tiens.
Il me tend un objet métallique constitué de quatre anneaux soudés en ligne le long d’un cylindre brillant gravé de runes. Un poing américain version Gandalf le Gris.
— Euh… merci. À quoi doit me servir ce machin ?
— Ta mission actuelle te conduit à côtoyer les garous, non ?
Je scrute son visage à la recherche d’un indice prouvant qu’il évoque ma rencontre avec Načelnik.
En vain.
Soit il n’est au courant de rien, soit il est le roi des dissimulateurs. Je réfléchis une seconde et j’ajoute une éventualité : soit il se fiche de mes frasques comme de la première chemise de Walter.
Il prend mon silence pour un acquiescement et continue.
— Ce coup-de-poing est constitué d’un alliage titane-argent. Titane pour la dureté, argent parce que les garous…
— … développent une allergie foudroyante à ce métal, je sais. Je ne suis pas trop fan de ce type de joujou. Lors de mon dernier passage, vous m’avez montré un poignard fabriqué dans un alliage identique. Est-ce que…
— Un autre Agent l’a emporté.
— Un autre Agent bosse sur les garous ?
— Et te connaissant, poursuit le Sphinx comme si je n’avais rien dit, je pense qu’un poignard est une arme trop radicale pour qu’on te la confie sans risque.
— Trop radicale ?
— Ouais. Un garou se remettra toujours d’une beigne, même parfumée à l’argent, mais si on lui ouvre la gorge…
— Vous m’estimez incapable de me contrôler ?
— J’estime surtout essentiel de te rappeler que l’Association est là pour gérer les Anormaux, pas pour les massacrer.
— Sphinx, c’est de l’histoire ancienne !
— Trois jours ? Quatre ?
— D’accord, pas très ancienne mais les gobelins ne m’ont pas laissé le choix, c’était de la légitime défense.
— Je n’en doute pas et je considère que, pour ta défense, un coup-de-poing titane-argent est suffisant. Largement suffisant.
Difficile d’argumenter dans ces conditions. Je ravale mon irritation, fourre le coup-de-poing dans ma poche, salue le Sphinx et quitte l’armurerie.
Lorsque je passe devant elle, mademoiselle Rose me lance un « au revoir, Ombe » aussi chaleureux qu’un après-midi de novembre sous la pluie, sans daigner lever les yeux de son écran. Et dire que j’ai failli la croire humaine.
11
Après une traversée de Paris, euh… assez rapide et quatre étages grimpés au pas de course, je balance sac et casque sur le canapé du salon et me précipite dans ma chambre.
Načelnik dort toujours mais, cette fois, il est hors de question que je lui fiche la paix. Je suis un Agent de l’Association, je suis chargée d’une mission et j’ai l’intention de la conduire à bien.
Quoi qu’il m’en coûte.
Le temps d’ôter mes vêtements – une enquête peut être menée de façon agréable tout en restant efficace – et je me glisse sous la couette à ses côtés.
Il ouvre les yeux à mon premier baiser, me susurre un « Bonjour, ange » qui me fait fondre et referme ses bras sur moi.
Waouh !
Il est quatre heures de l’après-midi lorsque la réalité toque à la porte de ma conscience.
Je me dégage de l’enchevêtrement de bras et de jambes – nous ne sommes pourtant que deux – qui me retient captive et plante mes yeux dans ceux de Načelnik.
— J’ai faim !
Une heure et un plat de pâtes plus tard, alors que je m’apprête à aborder le sujet des garous et de la drogue, Načelnik me devance en posant la première question :
— Je sais qu’un ange n’a de comptes à rendre à personne mais par quel prodigieux hasard t’es-tu trouvée hier soir au bon moment et au bon endroit pour me sauver la vie ?
Je n’hésite pas longtemps avant de répondre. L’Association n’a pas pour habitude de dissimuler son existence aux Anormaux, au contraire. Son travail de gestion s’appuie sur une confiance réciproque, même si la gestion en question est parfois houleuse. Je n’ai, en outre, aucune envie de débuter ma relation avec Načelnik par un mensonge.
— J’appartiens à l’Association et je me trouvais dans cet entrepôt pour une enquête. J’étais là quand Trulež t’a fait jeter à l’eau. Alors je suis intervenue.
Les yeux bleus océan de Načelnik s’assombrissent.
— Tu sais donc que je suis…
— Un garou ? Oui. Je sais également que tu détiens des informations que désire Trulež, que tu as refusé de les lui donner et que c’est pour cette raison qu’il a choisi de t’éliminer.
La tension de Načelnik s’estompe. Comme si, soulagé que je connaisse sa véritable nature, il goûtait de façon plus profonde le plaisir de se trouver face à moi. Il sourit, ce qui a pour effet immédiat de m’injecter une dose d’adrénaline amoureuse dans les veines.
— Je suis un garou et tu n’as pas peur ?
— Non. Et toi ?
— Et moi quoi ?
— Tu n’as pas peur ?
— Peur ? De toi ?
— Ben… oui.
Il éclate de rire.
— Non, je n’ai pas peur. Je n’ai pas peur de grand-chose, tu sais.
— Alors on est deux.
— Oui. On est deux.
Émotion palpitante autour d’un silence en forme de déclaration. Qui a un jour prétendu que les coups de foudre n’existent que dans les films ? Mon interrogatoire, je le sens, est près de changer de forme lorsque Načelnik reprend la parole :
— Trulež est un garou avide de pouvoir et dépourvu d’honneur.
— C’est le chef de ton clan ?
— Oui. À la grande honte de tous les miens. Il a pourtant obtenu ce rang en combattant mais pas une seule fois depuis il ne s’en est montré digne. Ces derniers temps, il s’est même compromis avec des vampires.
— Trafic de drogue ?
— Comment le sais-tu ?
— C’est à ce sujet que j’enquêtais quand je suis tombée sur Trulež, sa bande et, par effet de ricochet, sur toi.
— Je ne t’ai sans doute pas assez remerciée de m’avoir sauvé la vie. La dernière chose dont je me souviens, c’est de cette maudite aiguille s’enfonçant dans ma veine et de la voix de Trulež exigeant que je lui donne le nom de mes complices.
— Tes complices ?
— Oui. Sachant que Trulež frayait avec des vampires, qui plus est pour fabriquer une drogue qui, à terme, causerait notre perte à tous, j’ai contacté des amis et nous avons décidé de le renverser. Sauf qu’il a eu vent de ce projet et a préféré ne pas courir le risque d’un affrontement rituel.