Je n’ai pas le temps de profiter de mon avantage, Lakej est défiguré, mais il n’a perdu ni sa vigueur ni sa pugnacité. Son hurlement de souffrance se mue en cri de guerre et il se précipite sur moi.
Plutôt que d’éviter la charge – l’exiguïté du Ring rend une telle manœuvre difficile – j’attends l’ultime seconde et je bondis. À la verticale. Aussi haut que possible. Plus haut que ce à quoi s’attendait Lakej. S’il s’attendait à quelque chose.
Le choc est violent mais, au contraire de mon adversaire, je m’y suis préparée. J’enroule mon bras gauche autour de sa nuque, me roule en boule avec toute l’énergie dont je dispose et lui emboutis le menton de mes deux genoux repliés contre ma poitrine.
Ça fait un bruit de tous les diables mais, si l’impact aurait suffi à assommer un rhinocéros, je sais que je l’ai à peine ébranlé. Dans trois secondes il m’attrapera à son tour et, placée comme je suis, il me bouffera. Littéralement.
Trois secondes.
Que je n’ai aucune intention de lui accorder.
Mon assaut n’a comme objectif que de mettre sa tête à portée de ma main droite. Celle où j’ai passé le coup-de-poing américain du Sphinx. Quatre anneaux en alliage titane-argent. Titane pour la dureté, argent pour l’allergie. Les quatre percutent Lakej au milieu du front.
Hurlement.
Je frappe à nouveau.
Entre les deux yeux.
Lakej, toujours hurlant, vacille. Je suis cramponnée à lui, mon ventre à quelques centimètres à peine de sa gueule. Tu vas tomber, oui !
Mon troisième coup l’atteint à la tempe. Mon quatrième aussi. Mon cinquième.
Le hurlement de Lakej se transforme en gargouillis. Il se met à trembler et je n’ai que le temps de me dégager avant qu’il s’effondre à genoux.
Je déteste frapper un adversaire à terre mais, là, je n’ai pas le choix. Les garous sont dotés de facultés de régénération qui sont égales à celles des vampires. Si je ne l’achève pas, il se relèvera et s’il se relève…
Prise d’élan et je shoote.
Je porte mes santiags et j’ai visé le menton. Mon coup de pied me vaudrait un contrat en or au Real de Madrid ou à Chelsea mais Lakej n’est pas en mesure de me le proposer. Il accepte donc de basculer sagement sur le côté et, en poussant un gémissement très convaincant, il sombre dans l’inconscience.
C’est seulement à ce moment que je perçois le vacarme qui règne dans la salle. Les garous, visages luisants et regards brillants, vocifèrent en levant le poing et certains d’entre eux, incapables de se contrôler, ont même commencé à se métamorphoser.
Pendant un fol instant, je suis envahie par la certitude qu’ils en veulent à ma peau. Ils vont monter sur le Ring, me déchiqueter vivante, me…
Puis je comprends que je ne risque rien. L’adrénaline qui a embrasé mon sang circule aussi dans le leur. Encore plus brûlante. Spécialistes des affrontements rituels, emballés par le combat, ils crient leur enthousiasme. Simplement.
La douleur de mon ventre et celle de mon dos se rejoignent, palpitantes. Mes jambes vacillent. Je ne vais pas flancher maintenant ?
D’accord, mais que faire d’autre ?
Soudain, Načelnik est là, près de moi.
Contre moi.
Il glisse un bras autour de ma taille. Me soutient. De sa force et de son regard.
— Tu as été merveilleuse, me murmure-t-il.
J’ai moins mal tout à coup.
— Tiens bon, poursuit-il dans un souffle. Tiens bon. Si tu tombes, ils cesseront de te respecter.
Tomber ?
Moi ?
Pour qui il me prend ?
Načelnik doit sentir que je vais mieux. Il me lâche pour balayer la foule du regard.
— Trulež ! hurle-t-il. C’est ton tour, chacal !
— Trulež ! Trulež ! scandent les garous en réponse.
— Trulež ! vocifère Načelnik. Où es-tu ?
Je suis la première à comprendre. Sans doute parce que je ne suis pas garou et que la lâcheté n’est pas, pour moi, le nom d’une incompréhensible maladie.
Il n’y aura pas de combat rituel.
Trulež a disparu.
15
— Je ne comprends pas !
— Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?
— Pourquoi il s’est enfui.
— Il savait qu’il allait perdre.
— Ce n’est pas une raison.
Je pousse un soupir fatigué. Načelnik est bourré de qualités mais, sur certains points, son degré de réflexion est équivalent au goût vestimentaire de Walter : une catastrophe ! Se retrouver propulsé au rang d’Alpha du clan sans combattre se situe à l’extrême limite de ce qu’il peut accepter. Que Trulež ait préféré la honte de la fuite à la certitude d’une raclée reste au-delà de son entendement.
La nuit dernière, sa première décision de chef a été de lancer le clan aux trousses de l’ancien Alpha.
— Tu veux qu’on te le ramène en combien de morceaux ? a demandé un garou hilare.
La boutade n’a pas amusé Načelnik.
— Je le veux entier et en bonne santé, a-t-il répondu. Pour l’affronter dans les règles.
J’ai craint un moment que mettre la main sur Trulež devienne une obsession monomaniaque mais, heureusement, il a fini par se détendre, se souvenant que j’existais et que, s’il n’avait pas eu la chance d’affronter Trulež j’avais eu, moi, celle d’affronter Lakej.
Il m’a conduite jusqu’à un immense loft situé au-dessus de la Friche – les appartements de l’Alpha – m’a fait couler un bain chaud – juste retour des choses – et, pendant que je détaillais les dégâts subis par mon blouson, il a examiné attentivement mon dos puis mon ventre.
— Waouh ! s’est-il exclamé. Tu cicatrises mieux et plus vite qu’un garou. C’est incroyable. J’aurais juré qu’un humain aurait besoin d’une bonne dizaine de points pour suturer la blessure que t’a infligée Lakej et il n’en subsiste qu’une estafilade. Quant à celle de ton dos, elle a presque disparu. D’où tiens-tu cette faculté de régénération ?
Je me suis glissée dans le bain sans répondre, me contentant de le regarder jusqu’à ce qu’il comprenne.
Il ne lui a fallu que douze secondes pour ôter ses vêtements et me rejoindre.
Bon. Après le test de la baignoire, celui du tapis et, pour finir, celui du lit, la nuit dans sa version repos a été très courte et nous avons sagement reporté les heures de sommeil manquant sur la journée qui arrivait.
À notre réveil, en milieu d’après-midi, Načelnik est descendu prendre des nouvelles de la traque tandis que je m’attablais devant un petit-déjeuner à la mode garou : pain frais, viande rouge et bière.
Je venais de finir lorsqu’il est revenu, exaspéré que le clan ait échoué à attraper Trulež.
— Ce n’est pas une raison, je te dis. Trulež est un garou et un garou n’évite pas un combat. Même s’il est certain de perdre.
Je pousse un nouveau soupir. Plus marqué. Avant de tenter une diversion.
— Tu t’es renseigné à propos de ce vampire, ce Séverin ? Il est à l’origine de cette histoire de drogue ou bien au service de quelqu’un ?
— Aucune idée. Mes gars ont balancé la drogue à la flotte et détruit le matériel qui servait à la fabriquer mais ils n’ont vu personne. Tu te rends compte, Trulež avait conclu un accord avec un vampire ! Quel dégénéré !
— Tu leur as demandé de faire le ménage sans chercher à recueillir des indices ?
— Tu ne croyais pas que j’allais me compromettre plus longtemps avec ce trafic avilissant ?
Du calme, Ombe.
Je m’oblige à prendre une profonde inspiration. Načelnik est un garou, un Anormal. Sa façon de réfléchir n’est pas stupide, elle est juste… différente. Inutile de lui expliquer qu’étant membre de l’Association j’avais un besoin impérieux d’informations. Totalement inutile.