Qu’est-ce que des garous ficheraient ici ?
Je sais qu’ils vivent en clans urbains et qu’ils aiment les endroits discrets mais ils sont aussi connus pour leur goût de la propreté et leur besoin d’air pur. Et il n’y a ni l’une ni l’autre ici.
« Un clan de garous marginaux serait utilisé par des vampires déviants pour surveiller la fabrication d’une drogue illicite. Ils œuvreraient dans des entrepôts désaffectés du bord de Seine, non loin du bois de Vincennes. Ta mission consiste à enquêter, à démêler le vrai du faux et à effectuer ton rapport, en aucun cas à intervenir. »
C’est, au mot près, ce que contenait l’enveloppe que m’a remise Walter. Un Walter qui n’a pas résisté à l’envie de m’asséner une ultime recommandation alors que je quittais son bureau :
— De la discrétion, Ombe ! De la discrétion avant tout !
Le directeur de l’agence parisienne est un inquiet, doublé d’un maniaque de la discrétion, le contraire de moi en somme, et pourtant, bizarrement, je l’aime bien. Si les entrepôts des environs ressemblent à celui-ci, il sera vite rédigé, mon rapport, et Walter évitera peut-être l’infarctus en respirant un bon coup.
J’en suis à ce point de mes cogitations lorsque mon téléphone sonne. Une fois le bref instant de surprise passé, je ne peux réprimer un sourire. Je suis vraiment la reine de la discrétion. Après les santiags, le téléphone ! S’il était au courant, Walter en avalerait sa panoplie entière de mouchoirs. Et pourtant ils sont grands et moches.
Heureusement qu’il ne sera jamais au courant.
Et heureusement qu’il n’y a pas de garous dans le coin. Être repéré en pleine mission de filature parce qu’on n’a pas éteint son téléphone est sans doute ce qui se rapproche le plus de la honte absolue pour un Agent de l’Association.
Un coup d’œil sur l’écran me révèle l’identité de mon correspondant : Jasper.
J’étouffe un grognement. C’est drôle comme j’apprécie de le joindre quand j’ai besoin de lui et comme j’apprécie beaucoup moins qu’il m’appelle. Question d’indépendance, sans doute.
— Ombe ?
— Ouais.
— Oui… heu… désolé si je t’embête. C’est juste que j’ai fait une boulette ce soir et…
— Attends !
Un mouvement dans l’obscurité sur ma droite a attiré mon attention. Suffisamment furtif pour qu’une alarme se déclenche dans ma tête et fasse passer Jasper au dernier rang de mes priorités.
Je pivote. Braque le faisceau de ma lampe torche devant moi.
Waouh ! Qu’est-ce que c’est ce truc ?
2
Une masse sombre est tapie près d’une énorme fraiseuse rouillée.
Humanoïde, elle mesure deux mètres de haut et presque autant de large. Muscles saillants, crocs acérés, elle a tout du cauchemar et pourtant, après une seconde de palpitations cardiaques effrénées, je retrouve calme et sérénité.
Ce n’est pas que je sois fan des monstres velus mais j’ai reconnu Erglug, le troll à qui j’ai eu affaire il y a quelques jours alors qu’il était sous l’emprise d’un magicien. Il a tenté de me réduire en miettes et se trouvait en passe de réussir, quand j’ai eu l’excellente idée de liquider celui qui le contrôlait. Erglug s’est retrouvé libre et nous nous sommes séparés en bons termes. Il a beau être hideux, il ne représente aucun danger.
En revanche, quelque chose cloche.
C’est connu, les trolls sont des solitaires qui aiment la nature et vivent à l’écart des humains.
Je ne comprends donc pas ce qu’Erglug trafique dans le noir de cet entrepôt. Et comme je suis de nature curieuse…
— Qu’est-ce que tu fiches ici ?
Je regrette instantanément d’avoir posé cette question. Les trolls, je l’ai appris il y a peu, sont des philosophes et Erglug ne déroge pas à la règle.
Bien au contraire.
Comme, en plus, il est bavard, il va m’offrir une réponse alambiquée sous la forme d’une citation de Gœthe ou de Platon et…
Monumentale erreur.
Erglug ne profère pas un mot mais il se redresse. Par tous les diables, notre rencontre date de deux jours à peine, comment ai-je pu oublier à quel point il est impressionnant ?
D’autant plus impressionnant que s’il a décidé de se taire, il grogne. Un grognement type pitbull taille XXXL, version enragée.
Un épais filet de bave peu engageant coule le long de son menton et une dangereuse lueur rouge pulse au fond de ses prunelles.
— Eh ! T’es sûr que ça va ?
Erglug, je m’en aperçois soudain, tient, ce soir, beaucoup plus du tueur psychopathe que du philosophe bavard. Ai-je vraiment cru un jour que je pouvais devenir copine avec un monstre pareil ?
— Euh… je vais te laisser alors…
Je ne suis pas naïve, du moins pas en ce qui concerne les situations du type de celle que je suis en train de vivre, et je sais quand il est vain de continuer à discuter. Je m’estimerai heureuse si je quitte cet entrepôt sans bouffer du troll.
Ou plutôt sans être bouffée par un troll.
Ma lampe torche toujours braquée sur Erglug, je recule en direction approximative de la sortie. Manque de bol, Erglug me suit.
Démarche chaloupée, crocs à l’air, poings serrés…
Je n’ai aucune envie de me friter avec lui. D’abord parce que je l’aime bien, même s’il est visiblement bloqué en mode réflexion zéro, destruction cent, et surtout parce que la seule et unique fois où nous nous sommes rentrés dedans lui et moi, il s’en est failli d’un cheveu qu’il m’atomise.
Malgré mon manque de goût pour la débandade, la dérobade, la déroute et autres lâchetés commençant par « dé », je m’apprête à tourner les talons pour tenter de battre le record du monde du cent mètres en entrepôt lorsque Erglug se rue en avant.
— Merde !
Les trolls sont des montagnes de muscles quasi indestructibles, ils sont teigneux, dotés d’une vitalité incroyable et, pour ne rien arranger, ils sont rapides.
Très rapides.
Erglug est sur moi avant que mon projet de fuite se soit concrétisé.
Je n’ai pas le temps de me placer en position de combat.
Un poing presque aussi gros que ma tête m’emboutit au niveau du thorax. Mes poumons se vident de l’air qu’ils contenaient et je m’envole.
Je m’envole littéralement.
Direction le plafond.
Ou plutôt direction une poutrelle métallique qui a la mauvaise idée de traverser l’entrepôt à cet endroit.
Je la heurte au niveau des vertèbres lombaires – craquement sinistre – et je repars en vrac vers le sol où je m’écrase comme une outre. Ma tête heurte le ciment – nouveau craquement sinistre – j’ai l’impression que mes jambes se disloquent et…
Stop !
Je sais, je devrais être morte.
Ou au moins agonisante.
Ce serait vrai pour n’importe qui, pas pour moi. Je suis incassable.
C’est une des particularités que j’évoquais tout à l’heure. Je l’ai découverte quand j’avais une dizaine d’années et j’ai pris garde de n’en parler à personne.
Jamais une bosse, jamais une fracture, jamais rien.
Même en menant la vie, euh… agitée que je menais alors. Et que je mène toujours. Même en tombant du quatrième étage, même percutée par une voiture ou un camion – un train, je n’ai pas essayé – même en étant emportée par une avalanche de rochers – si, si, ça m’est arrivé – même au cours des multiples bagarres auxquelles je me suis trouvée mêlée. Jamais rien.
J’ai eu beau rester discrète, un des recruteurs de l’Association a eu vent de cette particularité et s’est intéressé à moi.