— Casse-toi, pauvre blaireau !
Il sursaute. Blêmit. Se décompose.
Jamais je n’ai eu autant envie d’embrasser quelqu’un.
— Tu m’entends ? Casse-toi, blaireau !
— Ombe… je…
— Tu quoi ? D’accord, ma route a croisé la tienne deux nuits d’affilée, d’accord nous avons pris un certain plaisir à coucher ensemble. Tu ne croyais pas que j’allais m’effondrer parce que tu possèdes un odorat ultrasensible et que nos routes divergent ce soir ? Si c’est le cas, tu te fourres le doigt dans l’œil, Načelnik. Je ne m’effondre pas. Je suis incassable.
— Attends, Ombe, je…
— Mais j’attends, Načelnik. J’attends que tu te casses. Et pour être franche, je commence à m’impatienter.
Il me regarde un long moment sans ciller.
Ses yeux me parlent, me caressent, me supplient… Je ne bouge pas.
Je suis un désert. Les déserts ne bougent pas.
— Je suis désolé, Ombe, finit-il par murmurer. Tellement désolé.
La réplique cinglante qui devrait jaillir ne jaillit pas mais je tiens droite, ce n’est déjà pas si mal.
Il se détourne enfin, descend les escaliers d’un pas lourd, disparaît.
Et moi…
Moi…
Ma moto fonce dans la nuit.
Couchée sur son réservoir, bouche grande ouverte, j’essaie de happer le vent, l’espoir, la vie.
Je n’y parviens pas.
Souvenir…
Il s’appelle Wilson.
Ce soir, nous avons rendez-vous derrière le centre qui m’accueille depuis quelques mois.
Ce soir.
Le grand soir.
Je sais que nous allons faire l’amour. La première fois pour moi, la première fois pour lui peut-être aussi. Nous n’avons rien dit, rien suggéré, rien prévu mais je le sais.
Wilson est différent. La lumière dans ses yeux quand il me regarde, le tremblement de ses mains quand il m’enlace, la douceur de ses lèvres quand il m’embrasse, la beauté des lettres qu’il me glisse en silence quand nous nous croisons…
Wilson est différent.
Ce soir est le grand soir.
Je le sais.
J’ignore en revanche que, si ce soir dépassera mes plus folles espérances, il n’aura pas de lendemain.
Je ne reverrai jamais Wilson.
17
Il est six heures du matin quand je pousse la porte de mon appart.
Je titube, incapable de savoir si c’est à cause de la fatigue, du chagrin ou de l’alcool. Cet alcool que j’ai ingurgité tout au long de la nuit, d’abord pour tenter d’oublier, ensuite, justement, parce que j’ai oublié. Oublié de ne pas boire, oublié où j’allais, ce que je faisais, oublié, même, qui j’étais.
Quelques fragments de souvenirs déchiquetés flottent à la surface de ma conscience vacillante sans que je sois capable de leur offrir le moindre sens. Un bar enfumé de la musique qui braille, des types lourds, une bagarre, un coup reçu, beaucoup de coups distribués, un autre bar, d’autres blaireaux, de la musique toujours, des cris de la bière, une course en bécane…
Je m’effondre sur mon lit et sur le dos, les bras écartés les yeux grands ouverts.
Non.
Fermés.
Je n’ai aucune envie de mourir. Aucune. Mais, bon sang, ce que j’aimerais être morte.
Sommeil épais, écrasant, pareil à un gouffre. Dépourvu de rêves.
Sommeil dont j’émerge enfin vers quatre heures de l’après-midi, allongée sur mon lit et sur le dos, les bras écartés.
Je n’ai pas la bouche pâteuse, pas mal à la tête ou au ventre, pas les mains qui tremblent ou le dos qui frissonne. Je suis opérationnelle. Parfaitement opérationnelle. Être incassable signifie aussi récupérer en quelques heures d’une cuite si monumentale qu’elle aurait assommé un rugbyman pendant une semaine.
Dommage.
Je serais volontiers restée inconsciente une semaine.
Je me lève, prends une douche, plus par habitude que par envie, erre un moment dans l’appart, m’assieds par terre, dos au mur, les genoux remontés contre la poitrine.
Recroquevillée.
Dehors et dedans.
Est-ce normal de sentir le goût de ses lèvres sur les miennes alors qu’il ne m’embrassera plus ?
Est-ce normal de sentir mon ventre hurler au simple souvenir du contact de sa peau ?
Est-ce normal de ne rien ressentir d’autre que le vide, le manque, l’absence ?
Est-ce normal de guetter les bruits, d’espérer celui de la porte qui s’ouvre alors qu’elle ne s’ouvrira pas ?
— Tu ne le connais que depuis trois jours, murmure en moi une escarbille de raison qui cherche à s’enflammer.
Une vague de douloureuse lucidité déferle avant que l’escarbille ait réussi son projet, l’emporte, la noie, la transforme en scorie.
Qui est en droit de m’interdire d’aimer au bout de trois jours ?
Qui a décrété que l’intensité du bonheur était proportionnelle au temps passé à la savourer ?
Je voudrais continuer à me recroqueviller, devenir une coquille de diamant autour d’une douleur si violente qu’elle m’émiette.
Je voudrais disparaître.
Je voudrais…
Par le sursaut d’une volonté que j’ignorais posséder, je me lève.
Tu es vivante, Ombe, blessée, meurtrie, amputée mais vivante !
Tu es vivante, quelle que soit la douleur qui te taraude, tu vas continuer à vivre.
Et d’abord tu vas bouger.
Le premier pas s’avère le plus difficile à effectuer, les autres suivent, dociles à défaut d’être énergiques. Ils me conduisent jusqu’à la chaîne hi-fi.
Quand, libérée par les quatre enceintes réglées à fond, l’intro de Bouncing off the Walls sabre la pièce à grands coups de guitare rageurs, je sens un frémissement dans le coin au fond à gauche de mon âme.
Tu es vivante, Ombe.
Vivante et incassable.
J’attrape le plat contenant le tajine froid, appuie sur la pédale de la poubelle, commence à le vider… m’interromps.
Mon blouson de cuir est là. J’ai hésité avant de le jeter, hier. Je l’aimais bien et nous avions vécu de chouettes moments ensemble, toutefois les dégâts occasionnés par les griffes de Lakej étaient trop importants.
Irréparables.
Je repose le tajine sur la cuisinière et je sors mon blouson de la poubelle. Non que j’aie l’intention de me lancer dans des travaux de raccommodage qui dépassent largement mes compétences mais parce que je viens de me souvenir de la clef. La clef USB qui se trouve dans une de ses poches. La clef sur laquelle j’ai copié le dossier récupéré dans l’ordi de Lucile.
Je n’en oublie pas que je suis malheureuse à en crever même si l’adrénaline qui se glisse dans mes veines lorsque je mets la main sur la clef me convainc un peu plus que je ne suis pas morte.
Deux minutes plus tard, je suis installée devant mon propre ordi, une bête puissante achetée en même temps que ma bécane avec l’argent des photos.
Puissante et bourrée de logiciels, certains destinés au grand public, d’autres beaucoup moins, d’autres enfin carrément confidentiels, récupérés sur les sites mal famés où j’aime traîner. C’est un de ces logiciels que je lance lorsque le dossier « Ombe » refuse de s’ouvrir de façon classique.
Règle de base de l’informatique : ce qui a été fait numériquement peut être défait numériquement. Il en découle qu’aucune protection n’est inviolable et que la valeur d’un verrou se mesure au temps nécessaire pour le déverrouiller.
Celui mis en place par Lucile est solide, professionnel. Il résiste quatre minutes et une poignée de secondes avant de céder et de me laisser accéder au contenu du dossier.