Il comporte douze fichiers, douze articles de journaux numérisés ou récoltés sur Internet. Des journaux canadiens.
Je reconnais le premier pour l’avoir consulté à de nombreuses reprises durant mon enfance. Découpé à mon intention par une assistante sociale plus maternelle que les autres, il a longtemps fait partie des maigres possessions que j’emportais avec moi de famille d’accueil en famille d’accueil.
Il relate l’incroyable découverte d’un bébé âgé de moins d’une semaine abandonné dans la neige par des inconnus que le journaliste n’hésite pas à traiter de monstres sans cœur à l’esprit dérangé.
Une photo illustre l’article. Prise quelques heures après que le bébé a été sauvé, elle le montre couché dans un berceau, ses grands yeux bleus semblant sonder le monde à la recherche d’un détail essentiel que lui seul sait manquant.
Cette photo m’est familière. C’est la seule que je possède de moi bébé.
Je l’ai regardée des milliers de fois, cherchant à percer la douloureuse énigme de mon arrivée sur terre, me posant en boucle la question qui a martelé mon enfance : est-ce que ce sont mes parents qui se sont débarrassés de moi de cette abominable façon ou ai-je été enlevée puis abandonnée dans la neige par un fou ?
Je n’ai jamais obtenu de réponse.
Je connais également les dix articles que j’ouvre ensuite. Je suis allée les chercher sur Internet dès que j’ai su me servir d’un ordinateur et je pourrais presque les réciter par cœur tant ils me sont familiers. Ils relatent peu ou prou la même chose : le bébé sauvé par miracle, la recherche de ses parents, les hypothèses des enquêteurs, leurs déductions, leurs pistes et, pour finir, leur impuissance.
Toute à ma lecture, je n’ai pas pris le temps de m’interroger sur les raisons qui ont poussé Lucile à collecter ces informations. Je ne me souviens pas de lui avoir parlé du mystère de ma naissance, ni d’avoir évoqué une seule fois mon enfance. Est-ce qu’elle…
Le dernier article est différent.
Publié une année plus tard, il n’évoque pas mon incompréhensible apparition mais rapporte une inexplicable disparition. Celle d’une jeune femme, Marie Rivière, qui s’est volatilisée alors qu’elle gagnait la pharmacie où elle travaillait à Montréal. Les dernières personnes à l’avoir vue la décrivent marchant d’un pas alerte, le sourire aux lèvres, dans un quartier calme et sans histoire.
L’article, court et dépourvu d’âme, rapproche cette disparition de celles des dizaines de personnes qui, chaque année et pour des raisons inconnues, quittent leur domicile et ne reviennent jamais. Selon le journaliste, la police privilégie d’ailleurs la piste de la fugue quoique le terme soit incorrect puisque Marie était majeure et sans enfants.
Qu’est-ce que ce fichier fiche au milieu de ceux qui me concernent ?
Je rumine la question un moment avant de réaliser que ce n’est pas celle que je devrais me poser.
Pourquoi Lucile a-t-elle rassemblé ces informations à mon sujet ?
Cinq minutes d’intense réflexion n’aboutissent à rien et, mettant de côté la tacite discrétion qui régit notre colocation, je décide de retourner à la source.
Lucile, habituellement casanière, n’est toujours pas rentrée ce qui, en soi, est déjà un mystère mais m’arrange puisque je me vois mal lui demander l’autorisation de fouiller son ordinateur.
La première chose que je remarque lorsque l’écran s’allume, c’est que le dossier qui portait mon nom et que j’ai copié sur ma clef a disparu. Lucile est donc repassée à l’appart la nuit dernière.
J’ouvre la partie de son disque dur où elle classe ses documents personnels pour n’y trouver que des cours de sociologie et une lettre adressée à un opérateur téléphonique. Celle où elle range ses morceaux de musique favoris ne contient rien d’intéressant et celle qui est censée accueillir des images est vide.
Une brève inspiration et je plonge dans les profondeurs numériques de la machine. Je lance une série de sondes en variant leurs critères, noms, contenus, dernière date d’ouverture, fouine dans la corbeille, les fichiers temporaires, les traces laissées par ses balades sur Internet… Rien.
Je réprime un juron. Certes, dénicher une information dissimulée sur un ordinateur est souvent très long mais un drôle de pressentiment me souffle que, même en y passant une semaine, je ne trouverais rien.
Je me résigne à abandonner mes recherches. Je n’ai plus qu’une solution si je veux connaître les raisons qui ont poussé Lucile à collecter ces informations sur moi : lui poser la question lorsque je la verrai.
De retour dans ma chambre, j’allume mon propre ordinateur et lance une première recherche sur la toile en accolant les mots Marie et Rivière. Le nombre de réponses que j’obtiens dépasse les limites du raisonnable.
À Marie et Rivière, j’ajoute enlèvement puis Montréal et pharmacie. Toujours trop vague pour être exploitable. Lorsque je précise la date stipulée dans l’article que je viens de lire, le programme m’annonce en revanche qu’il n’a aucun résultat à m’offrir.
Cette fois, je ne retiens pas le juron qui me monte aux lèvres.
— Par les oreilles de Lucifer !
Je repousse ma chaise et me lève.
Je me fiche de cette Marie Rivière, je me fiche de Lucile et de savoir pourquoi elle fouille dans mon passé, je me fiche de tout.
Je me fiche de tout.
De tout !
La vague de douleur, de tristesse et de rage qui déferle sur moi me fait suffoquer.
Je me précipite à la fenêtre, l’ouvre en grand, me penche à l’extérieur sans que cela change quoi que ce soit à mon état. Je suffoque toujours.
Un verre d’eau glacée n’a pas plus d’effet.
Je n’ai pas besoin de respirer.
Je n’ai pas besoin de boire.
J’ai besoin de…
… parler.
18
— Allô, Jasper ? C’est… c’est Ombe.
Si quelqu’un, un jour, m’avait dit que, plongée dans une détresse noire, je me tournerais vers Jasper pour quémander son soutien, j’aurais sans doute pilé l’impertinent en menus morceaux ou, plus probablement, j’aurais éclaté de rire.
Jasper ?
Pourquoi pas Mickey ou le grand Schtroumpf ?
Je n’ai pourtant pas hésité une seconde. Je n’ai pas tenté de joindre Laure qui, je le sais, m’aurait prêté une oreille attentive.
Non.
Jasper.
Directement.
Insondable mystère de l’âme féminine.
Je l’ai appelé à partir de l’ordinateur de Lucile – je ne serai jamais autant entrée dans sa chambre que ces derniers jours – puisque mon portable est brisé – merci Erglug – et que je n’ai pas eu le temps de le remplacer.
Je l’ai appelé sans avoir à rechercher son numéro, découvrant par la même occasion que je le connaissais par cœur. Je l’ai appelé sans douter un instant qu’il me répondrait.
Et il me répond.
— Ombe ? Mais… je… tu…
Malgré la tristesse marécageuse dans laquelle je m’enlise, je ne peux retenir un sourire. J’ai déjà entendu parler Jasper quand il ignorait ma présence. Il est brillant. Surtout quand la discussion porte sur la magie. Il perd en revanche ses moyens quand il s’adresse à une fille. Il rougit, bafouille, s’emmêle les jambes et les pinceaux, accumule bourdes et impairs. Un véritable désastre.
Et quand je suis cette fille, c’est pire.
Il réussit toutefois l’exploit de se reprendre. Au moment exact où l’envie de sourire disparaît au fond de mon marécage personnel.
— Je… je suis content que tu m’appelles. Je pensais justement à toi et… et… Tu… tu as besoin de… quelque chose ?
Le sourire réapparaît. Fugitivement. C’est vrai que je ne l’appelle qu’en cas de besoin. Quand je me retrouve coincée dans des situations épineuses dont seules ses étonnantes connaissances peuvent me tirer.