Et quand j’ai le cœur brisé.
— Non, je n’ai besoin de rien de particulier.
— Un sortilège, une liste d’ingrédients ? Ou un truc infaillible pour liquider un Élémentaire ?
Je suis certaine que, s’il parvenait à maîtriser sa timidité et ses hormones, il aurait un sens de l’humour irrésistible, le gentil Jasper.
— Je ne suis pas en mission en ce moment. Je pensais qu’on pourrait peut-être boire un coup ensemble. Enfin, si tu en as envie.
Long silence.
Bruit discret de déglutition.
— Je… Maintenant ? Je… Aujourd’hui ? Je veux dire, le soir de Noël ?
Merde !
Noël.
Je l’avais oublié celui-là.
— Euh… désolée, Jasper. Je suis un peu en vrac en ce moment et je n’ai pas fait attention. On se rappellera plus tard, d’accord ?
Je m’apprête à raccrocher, le cri de Jasper interrompt mon geste.
— Attends !
La suite arrive si vite et dans un tel désordre que, pendant quelques secondes, je suis persuadée que l’ordinateur de Lucile, victime d’un virus, est en train d’agoniser.
— Attends, Ombe, ce n’est pas ce que… Je me fiche de Noël. Je veux dire, ce n’est pas important. Pas plus qu’un autre soir.
Un silence haletant, suivi d’un silence silencieux, suivi d’un silence prise d’élan puis :
— Ombe ?
— Oui ?
— Ta proposition… C’est sérieux ?
— Ouais. Sauf si l’idée de boire un coup avec moi te fait perdre la boule. Je n’ai aucune envie de discuter avec un type qui aurait pété un câble à cause d’une surtension émotionnelle.
J’hésite un instant avant de continuer puis je me lance. Je ne vais quand même pas prendre des gants avec Jasper !
— Et sauf si cette idée te donne… des idées justement. Je te propose un coup à boire, Jasper, pas une partie de jambes en l’air. On est d’accord, n’est-ce pas ?
— Évidemment, c’est ce que j’avais compris, s’offusque-t-il avec une pointe de mauvaise foi. Tu veux qu’on se retrouve où, et quand ?
— Chez toi si tu y es, et le temps d’arriver si ça te va.
— Ça me va.
— Tu habites où ?
— Avenue Mauméjean… bes en l’air !
— Quoi ?
— Oublie, déclare-t-il un sourire dans la voix, c’est un de mes jeux de mots pourris.
Il m’explique où se trouve l’avenue Mauméjean et me donne les codes nécessaires pour entrer chez lui. J’attrape mon casque et je quitte l’appart. Je suis en train d’ouvrir la porte du local où je gare ma moto lorsque Khaled abandonne son épicerie et traverse la rue pour s’approcher de moi.
— Alors, il était bon ce tajine ?
— Une merveille !
Aucune envie de lui raconter que le tajine en question se trouve au fond de ma poubelle. Encore moins de lui expliquer les raisons de ce qu’il considérerait à coup sûr comme un sacrilège impardonnable.
— Je te l’avais dit. Tu veux la recette du couscous royal ? Ma mère est la reine du couscous royal.
— Une autre fois, volontiers. Là, je dois y aller.
— D’accord.
Un signe de la main, il se détourne puis se retourne.
— Y a des drôles de gens qui ont demandé après toi ce matin, à l’épicerie.
— Des drôles de gens ?
— Oui. Deux garçons et une fille. Habillés en noir, avec des yeux de shaytan et des gestes un peu trop rapides.
— Des gestes trop rapides ? C’est une description étrange.
Haussement d’épaules en guise de réponse. Je n’insiste pas.
— Qu’est-ce qu’ils voulaient ?
— Savoir où tu habitais. Ils m’ont montré un magazine avec une photo de toi…
Le regard de Khaled se met à briller.
— Je ne savais pas que tu étais top model.
— C’est parce que je ne le suis pas. Qu’est-ce que tu leur as répondu ?
— Que je ne t’avais jamais vue. Leurs têtes ne me revenaient pas. J’ai eu raison ?
— Ouais.
— Alors je suis rassuré. Tu passes quand tu veux pour le couscous royal, d’accord ?
— D’accord, Khaled.
Quelques minutes plus tard, je m’engage sur les quais de Seine.
Je pense à ce que m’a appris mon copain épicier. Le type au Taser, les « shaytans » aux gestes trop rapides de Khaled, Lucile, ils sont nombreux à me tourner autour sans que je sache ce qui les motive. Faudrait voir à ne pas exagérer sinon je ne réponds de rien.
J’expire longuement. Accélère.
Ma Z1000 répond à la perfection, son moteur feule avec une docilité qui ne demande qu’à se transformer en explosion, sa puissance calquée sur mes désirs tandis que mon cœur bat au rythme de ses quatre cylindres.
Heureuse, malheureuse, une question de mécanique ?
19
L’avenue Mauméjean ressemble à la rue Muad’Dib comme le restaurant de l’hôtel de Crillon ressemble à la brasserie de chez Ninette.
Plantée de tilleuls entretenus par des maniaques de la symétrie et d’immeubles haussmanniens aux façades aussi froides que prétentieuses, elle s’étire, rectiligne, dans un quartier où le revenu moyen par habitant doit sûrement dépasser celui d’une ville de bonne taille au Burkina Faso.
Étrange. Je savais que Jasper était encore lycéen mais je n’avais jamais réalisé qu’il écrivait millionnaires dans la case « profession des parents » des fiches de renseignements scolaires.
Je gare ma bécane entre une Audi A5 toutes options et un 4x4 Porsche rutilant, j’ôte mon casque et m’approche de la porte de château fort qui empêche le commun des mortels de pénétrer sur le territoire des nantis.
Le clavier digital accepte le code que je lui propose. Bienvenue chez les autres, Ombe.
L’appartement de Jasper occupe les deux derniers étages de l’immeuble. Ça s’appelle un duplex et si je connais le nom, si j’ai vu dans des films à quoi ça ressemble, c’est la première fois que je pénètre à l’intérieur.
La claque !
Le salon dans lequel j’entre, presque aussi vaste qu’un terrain de foot, parqueté de bois foncé, meublé grand style et agencé par un décorateur de génie, est inondé de lumière. J’en oublie presque de répondre au bonjour bégayant de Jasper qui m’a ouvert la porte.
— Salut, Jasper. Quelqu’un de ta famille a gagné au loto ou tu es le fils caché de Bill Gates ?
Les joues de Jasper se colorent. Plaisir ? Gêne ?
— Euh… Non. Enfin, pour le loto et pour Bill Gates. Je suis juste le fils de mon père et c’est plutôt lui qui se cache.
Une ombre dans sa voix me pousse à l’observer.
— Quelque chose ne va pas ?
Il sourit. Un sourire triste qui s’arrête à ses lèvres et tranche avec le chagrin que je discerne dans ses yeux.
— Non, tout va bien. J’habite un duplex de cinq cents mètres carrés dans un des quartiers les plus chics de Paris. J’ai une piscine à l’étage, une gouvernante espagnole qui prépare mes repas et traque la poussière à plein temps. Où est le problème ?
— Jasper ?
Il désigne l’appartement d’un ample mouvement du bras.
— Le rêve devenu réalité ! s’exclame-t-il. Bon d’accord, ce soir c’est Noël et mes parents ne sont pas là. Je n’ai pas vu mon père depuis si longtemps que je ne suis pas certain de le reconnaître le jour où un trou dans son agenda overbooké d’homme d’affaires lui permettra de passer par ici. Ma mère, après un stage de méditation brésilo-lituanienne à Séville et une formation de broderie ésotérique pakistanaise à Oslo, est partie le rejoindre à New York pour passer Noël. Bref, c’est un bel appartement mais je suis seul dedans !