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Il se tait, tripote son poignet puis s’empourpre, comme s’il réalisait que son discours, trop long, ouvre une brèche dangereuse dans une carapace si bien ajustée que je ne l’avais jamais remarquée.

À moins que je me trompe et qu’il ait seulement perdu le fil de ses pensées…

Quoi qu’il en soit, il prend une mine désolée et s’empresse de changer de sujet.

— Et toi, tu es seule ce soir ? Euh, je veux dire pour Noël…

Tiens, le revoilà qui bafouille.

— Ouais.

— Ah. Tu veux… boire quelque chose ?

— Volontiers.

— Ici ?

— C’est quoi cette question ?

— Tu… tu ne préfères pas que nous sortions ? Pour être sincère, je n’ai pas très envie de rester chez moi.

— Pourquoi ?

Il hésite une seconde puis murmure :

— Qnvany& nomi halyar allumna eressiº;

— Qu’est-ce que tu dis ?

— C’est du quenya.

— J’avais deviné mais tu sais, les langues mortes et moi…

— Le quenya n’est pas une langue morte, au contraire ! C’est l’essence de la vie !

— Les sens de l’envie ? Waouh ! Non, ne te fâche pas, je plaisante. Et qu’est-ce qu’elle signifie ta phrase en essence de vie ?

— Anvanyê nomi halyar allumna eressi. Ce qui veut dire, à peu près : « La plus lourde des solitudes se dissimule dans les endroits les plus beaux. »

Il a haussé les épaules, histoire de minimiser ses paroles.

Peine perdue.

Elles ont touché juste.

Et fort.

Je le regarde, ses joues s’embrasent, il détourne les yeux. Bon, ce n’est pas gagné.

— D’accord. Sortons si tu préfères. Peu importe l’endroit où nous mélangerons nos solitudes, tant que leur mélange nous réchauffe.

Devant la flamme qui s’allume dans ses prunelles, je me sens obligée de poursuivre :

— Désolée, je suis incapable de te déclarer ça en quenya.

Il sourit.

— om va note ovtimen eressi ir ostim& tiut&aº

Ça sonne bien en haut-elfique mais je crois que c’est en français et dans ta bouche que ça reste le plus beau.

Pas le temps de lui montrer que je suis touchée par la tirade. Il tourne les talons.

— Je vais chercher mes affaires. Tu m’accompagnes ?

Je lui emboîte le pas, découvrant par la même occasion que la pièce que je prenais pour le salon n’est que l’entrée de l’appartement. Le salon se trouve plus loin, plus grand et encore plus beau. Presque aussi grand et aussi beau que la salle à manger qui précède.

La chambre de Jasper se trouve au fond, à gauche. Une chambre de garçon.

De jeune garçon.

Le lit, un matelas posé au sol, est sympa mais le poster du Seigneur des Anneaux accroché au-dessus me tire un grincement de dents. Difficile de faire plus blaireau. Sentiment identique en ce qui concerne la bibliothèque. Les rayonnages en verre sont géniaux et certains bouquins stupéfiants. Dommage qu’ils jouxtent des titres franchement Ringards : Oui-Oui contre les vampires, L’Ange agent secret, L’Île aux treize horreurs, Le capitaine qui fracasse

En revanche, le vieux fauteuil en cuir qui trône dans un coin est cool et le bureau installé sous la fenêtre aussi. Pas si nulle que ça, finalement, la chambre de Jasper.

Je m’approche d’une photo punaisée à côté d’un placard. Trois musicos vêtus de noir brandissent leurs instruments dans la nuit devant l’hôtel Matignon. Postures de rebelles et énergie bouillonnante. Un beau cliché.

Je désigne le garçon au centre.

— C’est toi, là, non ?

— Oui, avec Romu et Jean-Lu, les potes avec lesquels j’ai monté mon groupe. Là, c’était un soir de fête de la musique…

Il sourit.

— … juste avant qu’on soit virés par la police pour occupation illicite d’un lieu réglementé.

— C’est quoi l’instrument que tu tiens à la main ?

— Une… une cornemuse.

— Une cornemuse ? Je croyais que tu jouais du rock.

— Ben… Je joue du rock. Alamanyar, mon groupe, est spécialisé dans un rock marqué à l’énergie folk auquel on ajoute une bonne dose de médiéval et, pour ça, la cornemuse est un instrument génial.

— D’accord. Moi je serais plutôt heavy metal avec une nette préférence pour l’indus américain mais je suppose que tous les goûts sont dans la nature.

— Je suppose aussi.

Il enfile sa veste noire, passe son écharpe, noire aussi, autour de son cou, et saisit sa sacoche.

Une sacoche dont je suis prête à parier très cher qu’elle contient une multitude de fioles et d’ingrédients magiques.

— On y va ?

20

Jasper s’adosse à sa chaise, empoigne la chope de bière qu’il n’a pas encore touchée, boit une gorgée.

— Voilà, tu sais tout.

Et dire que je l’ai appelé parce que j’avais envie de parler !

Nous sommes installés dans un troquet proche de l’avenue Mauméjean depuis près d’une heure et, depuis près d’une heure, c’est Jasper qui monopolise la parole.

Avec mon entière approbation tant ce qu’il raconte est captivant.

Alors que, cafouillis en mission oblige, Walter l’avait suspendu pour quinze jours, Jasper s’est débrouillé pour rencontrer un troll. Et pas n’importe quel troll. Mon troll. Erglug, dont le nom complet, je viens de l’apprendre, est Erglug Guppelnagemanglang üb Transgereï.

Ce n’est pas tout. Jasper et Erglug se sont entendus comme deux larrons en foire et Jasper s’est mis en tête de libérer Erglug du sortilège de soumission dont il était victime. Cela l’a amené à participer à la fête trolle du solstice d’hiver, expérience assez… singulière si j’en crois ses dires puis à affronter Siyah, le magicien à qui j’ai eu affaire et que je pensais avoir liquidé. Jasper est encore plus balèze en magie que je l’imaginais. Il a vaincu son adversaire, l’obligeant à prendre la fuite pour éviter un aller simple vers les enfers.

Je hoche la tête, admirative.

— Pas mal ! Mais tu ne m’as pas expliqué les raisons pour lesquelles ta route et celle d’Erglug se sont croisées.

— Pas les raisons, la raison. Toi !

— Moi ?

— Oui. Il y a quelques jours, la nuit du 21 au 22 pour être précis, après un concert que Romu, Jean-Lu et moi avons donné au Ring, trois inconnus m’ont abordé pour me questionner à ton sujet. Ils étaient en possession d’un magazine avec des photos de toi assez… sympas. Un magazine qui…

— Je sais de quel magazine il s’agit. Pourquoi se sont-ils adressés à toi ?

— Ils possédaient une coupure de journal évoquant ta dernière mission, celle que tu as menée au lycée Bordage avec les gobelins. Enfin, pas ta mission, plutôt la raison officielle qui a été avancée pour expliquer la démolition du préau, ta bagarre avec l’Élémentaire et le reste.

— Quel rapport avec toi ?

— L’article en question est illustré par une photo de toi et moi marchant côte à côte dans la rue. Une photo dont le titre…

Il se tait et ses joues s’embrasent. Tiens, ça faisait un moment qu’il n’avait pas rougi.

— Une photo dont le titre est ?

— Idylle avec un rocker. Non, ne te fâche pas, je n’y suis pour rien ! Je n’étais au courant ni de l’article ni de la photo.

Je serre les dents, tandis qu’une envie de meurtre journalistique me submerge. J’ai été roulée par le photographe qui, à la place des clichés de mode pour lesquels il me payait, a pris des photos limite attentat à la pudeur, roulée par les journalistes d’au moins deux canards qui, voulant écrire un papier sur les événements du lycée Bordage, ont étalé ma vie sans pudeur ni vergogne. Le prochain scribouillard qui m’aborde pour un article, une interview, une séance de photos, ou n’importe quelle autre raison, je le massacre.