La sommer de me révéler pourquoi elle collecte des informations sur ma personne ? Ce serait la raison la plus valable. Mais la réponse peut attendre, non ?
— Tu es sûre que c’est une copine ? s’informe Jasper. Pendant un instant j’ai cru que tu envisageais de la courser pour lui régler son compte.
Je lui adresse un clin d’œil.
— Disons que j’ai des… questions à lui poser. En toute amitié, cela s’entend, mais rien ne presse. Tu veux une autre bière ?
Il secoue la tête et désigne le patron morose installé derrière son comptoir, seul être vivant à part nous et quelques araignées dans les coins à ne pas avoir quitté le bar.
— Je pense qu’on pourrait imaginer mieux pour un réveillon de Noël que boire des bières dans ce bistrot, en compagnie de ce type.
— Tu n’as rien de prévu ?
— Rien. À part me jeter sur la prose en latin de Vito Cornelius. Ce qui peut également attendre. Et toi ?
— Rien non plus.
— On est seuls alors ?
— Non.
Il me jette un regard surpris.
— Non ?
— On n’est pas seuls puisqu’on est deux.
Le sourire que m’offre Jasper vaut tous les mercis du monde. Il se penche vers moi, l’œil brillant, tremblant légèrement.
— C’est drôle. On s’est beaucoup dit l’un de l’autre et on s’est découvert des tas de points communs. Penser à toi, te regarder m’a toujours rendu heureux. Ce soir plus que jamais. Pour la première fois de ma vie j’ai l’impression d’être là où je dois être, au bon moment et avec la bonne personne. C’est Noël et on est là, ensemble. C’est un peu comme si tu étais…
Je croise les doigts.
Ne te plante pas, Jasper, je t’en supplie. Ne fiche pas tout en l’air. Ne dis pas de connerie.
— … un peu comme si tu étais ma sœur.
Soulagement.
Intense.
Et l’impression qu’un verrou a sauté au fond de moi. Un lourd et vieux verrou rouillé.
— Ta sœur ? Pas mal !
Je le vois respirer à nouveau, reprendre des couleurs.
Sûr qu’il s’attendait à ce que je me crispe, que je me bloque. Que je me renferme devant son aveu. Devant son espoir… Alors qu’il a su ce soir trouver les mots, et les silences. Du début à la fin. Un sans-faute, Jasper.
J’embraye avant que la situation devienne embarrassante.
— Alors, ce réveillon ?
— On se paie un resto ?
Je fais la moue.
— Trop classique à mon goût. Un hamburger salade tequila rhum banane chez toi ?
— Le menu me va mais l’endroit non. Chez toi ?
— Pas envie. C’est une coloc et elle pue les souvenirs acérés. Autre chose.
— Ce qu’on veut ?
— Ce qu’on veut.
— On se fiche de bouffer ?
— Tant qu’on n’a pas faim.
— Et de boire ?
— Faut pas exagérer.
Jasper prend une inspiration. Se lance.
— Et si on partait ?
La proposition m’interpelle, me séduit. Je la tourne un instant, la pèse, l’examine, lui demande d’attendre quelques secondes. Le temps de la valider par trois questions.
— Où ? Quand ? Comment ?
— Au hasard. Maintenant. À moto.
— Un réveillon sur la route ? À cent kilomètres heure ? Et plus si affinités.
— T’as pas de casque.
— T’as l’intention d’avoir un accident ?
— Je ne suis pas du genre prudente.
— Et moi pas du genre casqué. T’as peur ?
— Répète !
— T’as peur ?
Minuit le soir de Noël.
Au sommet des églises, les cloches s’en donnent à cœur joie. Dans les maisons enluminées, des familles réunies autour de tables chargées de mets délicieux savourent le dessert tandis que les enfants reluquent les cadeaux entassés sous le sapin.
Sur une avenue déserte, ma Z1000 fonce à une allure totalement répréhensible. Son phare troue la nuit et les immeubles autour de nous défilent, de plus en plus vite. Jasper a passé ses bras autour de ma taille et fait corps avec moi. Je sais qu’il a fermé les yeux et savoure l’instant.
Comme moi.
Confiant.
Comme moi.
La vie mérite d’être vécue.
Toujours.
Une précision…
Pierre a terminé d’écrire ce volume quelques jours avant de disparaître dans un accident de moto, le 8 novembre 2009.
Nous nous étions envoyé Le subtil parfum du soufre et L’étoffe fragile du monde le vendredi 6 novembre 2009 ; nous devions lire nos textes pendant le week-end et nous appeler le lundi pour partager nos impressions.
Nous n’avons jamais pu le faire.
Il n’a donc pas relu ou corrigé son texte, ce qu’il faisait toujours et comme cela avait été le cas pour Les limites obscures de la magie : ce deuxième volume de A comme Association vous a été proposé à l’état brut.
Pierre le disait souvent : il existe quantité de mondes fantastiques qui côtoient le nôtre, les auteurs sont des passeurs et leurs livres des portes permettant d’y accéder.
Il arrive parfois que ces mondes soient si proches qu’ils finissent par se rencontrer ; on dit alors que la réalité rattrape la fiction.
La fin du roman que vous venez de lire n’a pas été ajoutée a posteriori. C’est bien Pierre qui l’a écrite et mon prochain tome en sera la fidèle continuation.
Il me semblait important de vous le rappeler.
J’espère que vous avez, avec Ombe et Jasper, apprécié à sa juste mesure le subtil parfum du soufre, vous qui savez, mieux que quiconque, à quel point est fragile l’étoffe du monde…
Erik L’Homme.