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— Le but de l’Association, m’a-t-il expliqué lors de notre deuxième rencontre, est de gérer les Anormaux en s’appuyant sur les Paranormaux.

Les Anormaux, ce sont ces êtres que la plupart des humains considèrent comme mythiques et qui existent pourtant bel et bien. Vampires, garous, trolls, gobelins, goules, daedroths, lutins et une multitude d’autres.

Les Paranormaux, ce sont les humains qui possèdent un pouvoir particulier que la science est incapable d’expliquer et donc d’admettre, ce qui constitue, lorsqu’on y réfléchit, un nombre impressionnant de pouvoirs possibles.

Chaque Agent de l’Association possède un tel pouvoir qu’il a l’obligation de tenir secret.

Le mien est d’être incassable.

Me prendre le coup que vient de m’asséner Erglug est loin d’être agréable, la poutrelle métallique m’a esquinté le dos et j’ai les dents qui vibrent encore de ma rencontre avec le ciment du sol mais je suis capable de bouger.

Suffisamment pour rouler sur le côté et éviter le coup de pied qui, sinon, m’aurait arraché la tête.

Et tuée par la même occasion.

Oui, tuée.

Pour être précise, mon véritable pouvoir n’est pas d’être incassable mais presque incassable et quand on s’explique avec un troll, l’adverbe presque acquiert tout à coup une importance vitale.

Il y a deux jours, Erglug m’a brisé le bras en le saisissant dans sa grosse pogne. D’accord, j’ai guéri avec une rapidité stupéfiante – il ne reste aucune trace de la fracture sur les radios – toutefois je doute que cette capacité de régénération fonctionne sur une blessure plus grave, du genre tête arrachée.

Et je n’ai aucune envie de l’expérimenter.

Le pied velu d’Erglug frôle ma tempe, je bondis sur mes pieds à moi. Instantanément, je passe en mode combat. J’ai pris conscience que ce raccourci m’était propre il y a peu de temps. Là où d’autres réfléchissent, hésitent, planifient, voire, dans le meilleur des cas, prennent de rapides décisions, j’agis.

En l’occurrence, et comme je tiens toujours mon casque à la main, je l’écrase violemment sur le nez d’Erglug. Dans le même mouvement, je lui balance mon genou dans le ventre, de toutes mes forces.

Il faut avouer qu’en plus de vouloir sauver ma peau je suis en pétard. Malgré les apparences, je ne suis pas particulièrement belliqueuse, je déteste juste qu’on me confonde avec un paillasson ou un punching-ball. Or voilà deux fois que ce maudit troll me cherche noise. Deux fois de trop.

Erglug ne paraît pas troublé par ce que je viens de lui envoyer dans la figure et dans le bide. Il pousse un rugissement et se jette sur moi. J’esquive en passant sous son bras et je lui retourne un revers de casque sur la nuque.

Bruit sec d’éclatement.

Un bref instant je crois l’avoir eu, puis les deux moitiés de mon casque tombent à terre.

Raté !

Une paire de mâchoires terrifiantes claque au ras de ma gorge.

Je profite de la proximité de sa trogne de tueur pour l’attraper par les oreilles. Courte impulsion et je lui flanque un prodigieux coup de boule… qui n’a pas l’effet escompté.

À moitié assommée, je titube en arrière, Erglug, lui, se précipite en avant.

Heureusement, je récupère vite.

Pas glissé sur le côté, coup vicieux de santiag derrière les genoux et la course de mon ami le troll se transforme en un roulé-boulé incontrôlable et incontrôlé qui s’achève avec fracas contre une monumentale machine-outil.

Même un troll assoiffé de sang ne fait pas le poids face à douze tonnes de fonte. Erglug marque un compréhensible et douloureux temps d’arrêt. J’en profite pour passer à l’action.

La machine-outil est une emboutisseuse, un engin monstrueux utilisé pour modeler les non moins monstrueuses plaques d’acier qu’on lui donne à manger. Je ne suis pas spécialiste de ce genre de joujou mais le levier qui me tend les bras est suffisamment éloquent pour que je me jette dessus.

Avec un bruit de tous les diables, le marteau pneumatique de l’emboutisseuse s’abat à la volée sur le crâne d’Erglug… qui pousse un grognement surpris.

Le marteau pneumatique remonte.

J’abaisse à nouveau le levier.

Le marteau pneumatique retombe.

Erglug grommelle un inintelligible juron.

Troisième coup de marteau pneumatique.

Soupir fatigué.

Le quatrième coup de marteau pneumatique n’atteint pas sa cible. Erglug a levé un bras, stoppant net la course du marteau.

— C’est désormais chose acquise, annonce-t-il d’une voix forte, le refus de la violence, loin d’être passif, demande une énergie particulière.

3

Bien que la force d’Erglug soit ahurissante, ce n’est pas son geste qui me sidère mais la tirade qui l’a accompagné. S’il se remet à parler, c’est qu’il va mieux. Se pourrait-il que la folie meurtrière qui l’animait l’a quitté ?

Prête à réagir s’il décide de reprendre les hostilités, j’interromps ma démolition trollesque.

Erglug en profite pour se frotter le crâne avec circonspection. Puis il tourne les yeux vers moi.

— Barbara Dening est l’auteur de cette remarquable citation, déclare-t-il. Léon Tolstoï, lui, pensait que la vérité doit s’imposer sans violence. Doit-on en déduire que la vérité réside dans le refus de la violence et si oui, quid de l’énergie évoquée par Barbara Dening ? Qu’en pensez-vous, demoiselle ?

Je laisse échapper un discret soupir de soulagement. Aussi pénible que dans mon souvenir mais à nouveau inoffensif.

— Erglug ?

— Oui ?

— Pourquoi as-tu essayé de me tuer ?

Un air désolé et presque comique – presque – se peint sur son visage.

— Je n’ai pas voulu vous tuer.

— Ah bon ? Tu as drôlement bien fait semblant dans ce cas !

— Je ne prétends pas avoir fait semblant de vous tuer, je prétends ne pas avoir voulu vous tuer. La différence est d’importance.

Il fronce les deux balais-brosses qui lui servent de sourcils avant de poursuivre :

— Vous êtes d’ailleurs en partie responsable de ce qui vient d’arriver.

Je lui jette un coup d’œil inquiet. Il semble parfaitement remis de sa rencontre avec le marteau pneumatique et s’il lui prenait l’envie de me sauter dessus, m’en débarrasser ne serait pas chose facile. Mais ses pulsions belliqueuses semblent l’avoir quitté et comme il est assis, je conserve l’avantage.

— Tu m’expliques ?

J’ai failli me montrer plus virulente. Heureusement, un vieux dicton découvert dans un grimoire roumain m’est revenu à l’esprit à temps : « Qui veut vivre âgé ménage le troll rencontré. »

— Vous avez cru occire Siyah, pourtant il a survécu.

— Quoi ?

Siyah est le magicien auquel j’ai été confrontée lors de ma première mission. Pour des raisons non encore élucidées, il cherchait à éliminer la Créature d’un lac perdu en forêt à une centaine de kilomètres de Paris. Un sortilège complexe lui avait permis de soumettre Erglug à sa volonté, le transformant en arme de destruction massive. Lorsque l’arme en question s’est attaquée à moi, j’ai sauvé ma peau en tuant Siyah. En croyant le tuer, apparemment.

— Siyah n’a rien d’un magicien de pacotille et, malgré le respect que j’éprouve pour vos talents guerriers, demoiselle, il faut davantage qu’un coup de pied, aussi violent soit-il, pour l’abattre.

— Il a donc récupéré et a renouvelé le sort de soumission…

— Le sort de soumission dont j’étais victime n’était pas vraiment rompu puisque Siyah n’était pas vraiment mort. Pour mon plus grand chagrin, je n’ai pas pu résister lorsqu’il a retendu les fils magiques qui me lient à sa volonté.

— Qui te lient ?

Coup d’œil sur la porte. Si Erglug fait mine de se lever je peux l’atteindre avant lui, c’est une certitude. Aurais-je en revanche le temps de démarrer ma moto avant qu’il me rattrape ? C’est une autre question.