Et que de la lumière filtre par-dessous le volet. De la lumière et le son d’une voix. Je m’approche le plus discrètement possible.
— Tu vas me répondre, oui ?
La voix gutturale, porteuse de violence et d’autorité, est celle d’un chef que personne de sensé ne souhaiterait avoir sur le dos.
— Par les crocs de Vuk, tu vas me répondre ?
L’ordre est suivi du bruit, reconnaissable entre tous, d’un poing s’écrasant sur un visage. Puis d’un deuxième. D’un troisième…
— Il ne répondra pas, Trulež.
— Seigneur Trulež !
— Euh… Il ne répondra pas, seigneur Trulež. Pas après ce que nous lui avons injecté dans les veines.
— Je croyais que ce produit devait le faire parler !
Le ton, déjà agressif, est monté d’un cran pour virer à la menace. Il n’est pas content le père Trulež et, à mon avis, celui à qui il s’adresse est mal barré.
— Je… je… il est… résistant. Plus résistant que… que prévu. Il a tenu jusqu’à sombrer dans l’inconscience et…
— Et ?
— Comme vous… vous avez ordonné qu’on lui injecte une deuxième dose, il… il est probable que son cœur… lâche d’une minute à l’autre. Et s’il tient le coup, il ne se réveillera pas avant demain.
— C’est maintenant que je veux ma réponse, pas demain !
— Je… je sais, seigneur. Je… je suis désolé.
Le silence retombe sur l’entrepôt. Ce Trulež est en train de réfléchir et j’en profite pour l’imiter.
Il est possible que ces types soient des garous. Possible, pas probable.
Je n’ai aucune idée de ce qu’ils fabriquent mis à part qu’ils sont en train de massacrer un autre type – un autre garou ? – pour lui extorquer des confidences. La prudence voudrait que je me planque dans un coin et que je prenne des notes à l’intention de Walter, mais l’aversion que j’éprouve pour toute forme d’autorité, surtout abusive, me souffle d’intervenir.
Si les deux types sont des humains, je n’aurai aucune difficulté à leur botter les fesses. Si ce sont des garous, bon, cela risque d’être plus compliqué.
Les garous sont des teigneux, des bagarreurs. Ils sont puissants, dotés d’incroyables capacités de régénération, sans oublier qu’ils se transforment.
Pas en animaux, ça, c’est réservé aux films fantastiques, mais en créatures humanoïdes pleines de poils et de muscles, avec une tête de loup version cauchemar de la mort.
La transformation est volontaire et la pleine lune la facilite, voire, dans le cas des plus jeunes, la rend quasi obligatoire.
Suis-je de taille à affronter deux garous ? Là est la question.
Honnêtement j’en doute, surtout s’ils se transforment. Je tenterais toutefois volontiers l’expérience. Juste pour voir.
— Balance-le à la flotte !
Tiens, Trulež a fini de réfléchir.
— Vous… vous l’épargnez ?
C’est drôle, moi aussi ça m’étonne.
— Balance-le à la flotte et tiens-lui la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’il crève !
Pas si original que ça finalement, le père Trulež. Un bon gros chef. Méchant comme il faut.
Je comprends que j’ai, moi aussi, achevé de réfléchir en m’apercevant que je suis en train de me glisser sous le volet roulant. Voilà le problème. Quand on est douée pour l’action, on finit par se surprendre toute seule.
La salle dans laquelle j’arrive est vaste. Comme la précédente, elle est remplie de caisses en bois et, en son centre, le chenal se transforme en bassin. Un bassin rempli d’une eau noire et huileuse sur laquelle se reflète la lumière de quatre énormes lampes électriques posées à proximité.
Le tout forme un ensemble glauque à souhait mais je ne lui accorde qu’un bref coup d’œil.
Il faut dire que mon attention a mieux à faire. Ce sont bien des garous.
Grands, physique d’athlètes, muscles saillants sous des blousons de cuir portés à même la peau, jeans moulants, mâchoires carrées, cheveux sombres…
Ils ne sont pas deux.
Ils sont douze.
Et les douze me regardent.
5
— Qu’est-ce qu’elle veut celle-là ? aboie un des garous, plus grand et massif que les autres qui sont pourtant loin d’être des nains.
Je parie ma moto neuve contre un vieux Solex qu’il s’agit de Trulež.
Casquette d’aviateur, épaisse chaîne d’acier autour du cou, pendentif en forme de tête de mort, blouson clouté, une autre tête de mort tatouée dans le cou, il serait ridicule si son regard ne clamait pas, de façon évidente, qu’il est d’abord dangereux.
Il me jauge de la tête aux pieds avant de cracher une série d’ordres :
— Toi, tu finis ce que tu as commencé. Toi et toi vous allez me la chercher. Toi, toi et toi, vous vérifiez qu’elle est seule.
Le premier ordre s’adresse à un garou qui porte un type inanimé sur l’épaule, sans doute celui que Trulež s’évertuait à faire parler quand je suis arrivée.
Le garou s’empresse d’obéir. Deux pas en direction du bassin et il balance son fardeau à la flotte. Un fardeau qui, après avoir éclaboussé les alentours, s’enfonce gentiment dans les profondeurs, ôtant au lanceur l’obligation de lui maintenir la tête sous l’eau pour le noyer.
Cinq autres garous s’élancent. Avec une hâte qui en dit long sur l’effet Trulež. Trois foncent vers la porte, deux se précipitent sur moi.
Et moi, justement ?
Eh bien, une fois n’est pas coutume, je reste immobile, incapable de choisir une option parmi celles, pourtant peu nombreuses, qui s’offrent à moi.
Résister ? C’est la première fois que je rencontre des garous mais j’ai beaucoup lu à leur sujet et ce que j’ai lu est clair. Si un garou ne fait pas le poids face à un troll, un troll ne fait pas le poids face à douze garous, et comme j’ai failli ne pas faire le poids face à un troll, à coup sûr je ne fais pas le poids face à douze garous. Ça a l’air complexe comme ça mais dans ma tête c’est limpide.
Ajoutons que, suite à mon récent démêlé avec les gobs, Walter n’a pas manqué de me rappeler que le rôle d’un Agent était de gérer les Anormaux, pas de les envoyer rejoindre leurs ancêtres, et l’option résister devient du grand n’importe quoi.
Fuir ? Trop tard.
Parlementer ? jamais su faire.
Les deux garous arrivent sur moi, lorsque je me souviens brusquement que je suis une Agent de l’Association et qu’à ce titre je possède d’autres armes que mes poings et mes pieds. J’enfonce la main dans la poche de mon jean, attrape ma carte pro et la brandis devant moi.
— Association ! Personne ne bouge !
La dernière fois que j’ai tenté le coup de la carte, c’était pour essayer de calmer cette bande de gobelins décidés à mettre un lycée à feu et à sang.
Fiasco total.
Les gobelins ont fait semblant de m’écouter mais, en réalité, ils se fichaient totalement de moi et ils se sont débrouillés pour poursuivre leurs activités.
Quand je me suis ouverte de ce problème à Walter, il s’est contenté de hausser les épaules en prenant un air fataliste.
— Si les Anormaux respectaient l’Association autant que l’Association les respecte, notre travail serait plus facile. Hélas, une récente analyse montre que seuls 83 % d’entre eux reconnaissent notre importance et s’estiment liés à nous.
— 83 % ? Ce n’est pas mal.
— Ce serait même bien si ce nombre n’avait pas tendance, ces derniers temps, à fondre avec une inquiétante rapidité. N’oublie pas, en outre, que la plupart des Anormaux que tu seras amenée à gérer appartiendront, comme les gobelins, aux 17 % restants.
— Euh… pourquoi ? C’est une malédiction ?
— Non, une évidence. Le vampire qui, en accord avec l’Association, sait que la meilleure attitude consiste à mener sa vie de vampire le plus discrètement possible ne nous posera pas de problème. Le vampire qui, en revanche, se moque de l’Association et décide un beau matin ou plutôt une belle nuit de vider de son sang un promeneur malchanceux requerra l’intervention d’un Agent.