— L’Agent peut aussi être amené à intervenir pour aider un Anormal victime d’une injustice, d’une agression ou dont l’existence risque d’être percée à jour sans pour autant qu’il en soit responsable, non ?
— Bien sûr. Cela constitue alors ce que nous appelons les missions faciles.
Les garous qui se ruent sur moi font-ils partie des 83 % d’Anormaux gérables ou des 17 % d’Anormaux pénibles ? Je vais être très vite fixée.
J’ai crié, mon geste a été péremptoire et ma carte est parfaitement visible, mon pouce habilement placé de façon à masquer le mot stagiaire, réducteur, inscrit sous le A de Association.
Les garous ne font pas mine de ralentir.
Soit ils sont aveugles et sourds, pour des garous ce serait le comble, soit ils se fichent de ma carte, cette dernière possibilité étant de loin la plus probable. Le nombre d’options s’offrant à moi se réduit soudain à une. Tant pis.
Alors que la main du premier se tend vers mon épaule, je l’évite et lui plante mon coude dans le plexus solaire. Bruit de ballon de baudruche qui se dégonfle. Dans le même temps, le second garou se prend mon genou dans le ventre et se plie en deux.
Bon. J’aurais préféré gérer cette histoire autrement mais ce n’est pas ma faute si…
Par le rictus de Lucifer !
Loin de s’effondrer comme je le pensais, comme ils auraient dû le faire vu ce que je leur ai envoyé, les deux garous se redressent, les yeux injectés de sang. Leurs épaules, déjà massives, s’élargissent, les muscles de leurs bras se gonflent, leurs pectoraux se déploient et ils prennent en quelques secondes vingt centimètres en hauteur et presque autant en épaisseur. Cette transformation, confondante, n’est pourtant rien face à celle de leurs visages. Leurs joues se couvrent de poils, leurs arcades sourcilières s’étoffent, leurs nez se changent en museaux velus et leurs mâchoires, soudain prognathes, sont garnies de crocs effrayants.
Étudier dans un bouquin la métamorphose des garous est une chose, la voir s’accomplir sous ses yeux en est une autre. Et quand les garous en question ont d’évidence l’intention de vous étriper, la règle commune à tous les arts martiaux affirmant qu’une attaque débutée doit être menée jusqu’au bout se retrouve privée d’à-propos.
Je ne mène donc pas mon attaque jusqu’au bout et je recule même de trois pas.
En grondant, les garous se ramassent pour bondir. Tiens, ils possèdent des griffes aussi, des machins de dix centimètres affûtés comme des rasoirs, et si je suis pratiquement incassable, je demeure totalement déchirable, découpable, sectionnable, hachable…
Mal barrée, Ombe ! Plus encore que face à Erglug ! Serait-ce la fin ?
— Arrêtez !
6
Ce n’est pas moi qui ai crié mais Trulež et sa voix obtient l’effet que n’ont eu ni ma carte d’Agent ni mes coups.
Les deux garous se figent.
Leur chef s’avance, les renvoie d’un geste du menton, se plante devant moi, bras croisés sur sa vaste poitrine.
Sale gueule mais impressionnant. Et encore, impressionnant est un mot un peu léger pour décrire l’aura qui se dégage de lui.
Je réalise avec une douloureuse acuité que je n’ai que dix-huit ans, une connaissance purement livresque des Anormaux et des capacités physiques qui, pour étonnantes qu’elles soient, ont des failles et des limites. Beaucoup de failles et d’inquiétantes limites.
Par tous les diables, comment me suis-je fourrée dans ce pétrin ?
— Pourquoi l’Association nous espionne-t-elle ?
La voix rocailleuse de Trulež possède l’amabilité du verre pilé. Alors que le mot survie prend soudain un relief douloureux dans mon esprit, un autre surgit du tréfonds de ma conscience pour l’épauler : diplomatie.
— Je ne t’espionne pas, face de caniche, j’ai vu de la lumière et je suis entrée.
Promis, si je survis, je prends rendez-vous avec un psy.
Trulež a sursauté. Ses énormes poings se ferment et tandis qu’un grondement sourd monte de sa gorge, il retrousse les lèvres, mettant à nu des crocs acérés qui n’ont rien d’humain.
J’ai lu que les garous les plus puissants maîtrisaient leur métamorphose jusqu’à être capables de la limiter à une partie de leur corps. Apparemment Trulež est puissant.
Un mot un peu léger pour le décrire.
— Donne-moi une raison, une seule, de ne pas t’étrangler avec tes entrailles ! crache-t-il.
— L’intelligence.
— Quoi ?
Je me permets un sourire.
Au point où j’en suis…
— J’ignore ce que tu trafiques ici avec tes petits copains, tu ignores pourquoi je me suis pointée. Nous savons en revanche tous les deux que si tu me tues, tu te retrouveras avec l’Association sur le dos. L’intelligence te souffle d’accepter la partie nulle.
Mon argumentation ne tient pas la route. Je n’ai jamais lu ni entendu dire que l’Association vengeait ses Agents tombés au front mais Trulež le croit peut-être. Du moins je l’espère.
Je me compose l’attitude de la fille qui ne craint rien et j’attends. Trulež, lui, pointe le visage vers moi et renifle deux fois.
— Tu pues la frousse, me jette-t-il, cela suffirait pour que je te liquide sauf que tu sens aussi autre chose. Une odeur infecte que je n’ai rencontrée qu’une fois et que je n’aime pas. Que je n’aime pas mais que je respecte. Profite de la chance que t’offre cette odeur-là. Si ta route croise à nouveau la mienne, je me montrerai moins clément.
Il jette un rapide coup d’œil au bassin et, sans doute rassuré que le corps ne soit pas remonté à la surface, il lance un ordre :
— On se casse !
Sur un dernier regard, brûlant de haine, Trulež tourne les talons et se dirige vers la porte de l’entrepôt. Ses compagnons lui emboîtent le pas et je me retrouve seule.
Je m’oblige à compter jusqu’à dix sans bouger puis, lorsque je suis persuadée qu’ils ne feront pas demi-tour, je me précipite vers le bassin. Les garous ont laissé les lampes allumées pourtant l’eau est trop sombre pour que je distingue le fond. J’opère un rapide calcul.
Deux minutes.
Voilà à peu près deux minutes que le type est là-dessous. Largement le temps de s’être noyé, sans compter qu’il était peut-être déjà mort quand il est passé à la flotte.
Merde.
Je retire mes bottes, balance mon blouson par terre et saute.
J’ai eu raison de ne pas plonger, il y a moins d’un mètre d’eau. Une eau grasse et puante pareille à de la pisse d’alien.
Avec un frisson de dégoût, je tâte le fond du pied. Je trouve très vite celui que je cherche mais il est trop lourd pour que j’aie une chance de le remonter à la force des orteils.
Je serre les dents, m’accroupis dans le cloaque, réprime une nausée quand l’eau se referme au-dessus de ma tête, empoigne le type par les cheveux et le ramène à l’air libre.
Il est froid, immobile et ne respire plus. Il ne sera cependant pas dit que je n’aurai pas tout tenté. Je contracte mes muscles – bon sang ce qu’il est lourd – et réussis à le sortir du bassin.
J’ai suivi des cours de secourisme et si à aucun moment de ma vie je n’ai envisagé une carrière médicale, je sais comment procéder face à un noyé. Sans chercher à vider ses poumons remplis d’eau, je lui pince le nez et entreprends un énergique bouche à bouche.
Je me bats contre l’inéluctable pendant dix minutes sans que s’amorce le moindre changement. Alors que je m’apprête à renoncer, le type est pris d’un violent hoquet. À peine le temps de le basculer sur le côté, il vomit une incroyable quantité de liquide… avant de s’asseoir brusquement. Je savais que les garous – ce type est un garou – étaient solides, jamais je n’aurais pensé qu’ils le soient à ce point.